Cette traversée devait nous ramener notablement au sud, la goélette devant descendre du 38e parallèle jusqu’au 55e degré de latitude.

Or, puisque le capitaine Len Guy a l’intention de s’engager dans les profondeurs antarctiques, il est utile, je crois, indispensable même, de rappeler sommairement les tentatives faites pour atteindre le pôle Sud, ou tout au moins le vaste continent dont il se pourrait qu’il fût le point central. Il m’est d’autant plus aisé de résumer ces voyages, que le capitaine Len Guy avait mis à ma disposition des livres où ils sont racontés avec une grande abondance de détails – et aussi l’œuvre entière d’Edgar Poe, ces Histoires extraordinaires, que, sous l’influence de ces événements étranges, je relisais en proie à une véritable passion.

Il va de soi que si Arthur Pym a cru, lui aussi, devoir citer les principales découvertes des premiers navigateurs, il a dû s’arrêter à celles qui étaient antérieures à 1828. Or, comme j’écris douze ans après lui, il m’incombe de dire ce qu’avaient fait ses successeurs jusqu’au présent voyage de l’Halbrane, 1839-1840.

La zone qui, géographiquement, peut être comprise sous la dénomination générale d’Antarctide, semble être circonscrite par le 60e parallèle austral.

En 1772, la Résolution, capitaine Cook, et l’Adventure, capitaine Furneaux, rencontrèrent les glaces sur le 58e degré, étendues du nord-ouest au sud-est. En se glissant, non sans de très sérieux dangers, à travers un labyrinthe d’énormes blocs, ces deux navires atteignirent, à la mi-décembre, le 64e parallèle, franchirent le cercle polaire en janvier, et furent arrêtés devant des masses de huit à vingt pieds d’épaisseur, par 67° 15’ de latitude, – ce qui est, à quelques minutes près, la limite du cercle antarctique{1}.

L’année suivante, au mois de novembre, la tentative fut reprise par le capitaine Cook. Cette fois, profitant d’un fort courant, bravant les brouillards, les rafales et un froid très rigoureux encore, il dépassa d’un demi degré environ le 70e parallèle, et vit sa route définitivement barrée par d’infranchissables packs, glaçons de deux cent cinquante à trois cents pieds qui se touchaient par leurs bords, et que dominaient de monstrueux icebergs, entre 71° 10’ de latitude et 106° 54’ de longitude ouest.

Le hardi capitaine anglais ne devait pas pénétrer plus avant au milieu des mers de l’Antarctide.

Trente ans après lui, en 1803, l’expédition russe des capitaines Krusenstern et Lisiansky, repoussée par les vents de sud, ne put s’élever au-delà de 59° 52’ de latitude par 70° 15’ de longitude ouest, bien que le voyage fût fait en mars et qu’aucune glace n’eût fermé le passage.

En 1818, William Smith, puis Barnesfield découvrirent les South-Shetlands ; Botwell, en 1820, reconnut les South-Orkneys ; Palmer et autres chasseurs de phoques aperçurent les terres de la Trinité, mais ne s’aventurèrent pas plus loin.

En 1819, le Vostok et le Mirni, de la marine russe, sous les ordres du capitaine Bellingshausen et du lieutenant Lazarew, après avoir pris connaissance de l’île Georgia, et contourné la terre de Sandwich, s’avancèrent de six cents milles au sud jusqu’au 70e parallèle. Une seconde tentative, par 160° de longitude est, ne leur permit pas de s’avancer plus près du pôle. Toutefois, ils relevèrent les îles de Pierre Ier et d’Alexandre Ier, qui rejoignent peut-être la terre signalée par l’Américain Palmer.

Ce fut en 1822, que le capitaine James Weddell, de la marine anglaise, atteignit, si son récit n’est point exagéré, par 74° 15’ de latitude, une mer dégagée de glaces – ce qui lui a fait nier l’existence d’un continent polaire. Je ferai remarquer, d’ailleurs, que la route de ce navigateur est celle que, six ans après lui, devait suivre la Jane d’Arthur Pym.

En 1823, l’Américain Benjamin Morrell, sur la goélette Wash, entreprit, au mois de mars, une première campagne qui le porta par 69° 15’ de latitude, puis par 70° 14’, à la surface d’une mer libre, avec la température de l’air à 47° Fahrenheit (8° 33 C. sur zéro) et celle de l’eau à 44° (6° 67 C. sur zéro), – observations qui concordent manifestement avec celles faites à bord de la Jane dans les parages de l’île Tsalal. Si les provisions ne lui eussent pas manqué, le capitaine Morrell affirme qu’il aurait atteint, sinon le pôle austral, du moins le 85e parallèle. En 1829 et 1830, une seconde expédition sur l’Antarctique le conduisit par 116° de longitude, sans rencontrer d’obstacles jusqu’à 70° 30’, et il découvrit la terre Sud-Groënland.

Précisément à l’époque où Arthur Pym et William Guy remontaient plus avant que leurs devanciers, les Anglais Foster et Kendal, chargés par l’Amirauté de déterminer la figure de la Terre au moyen des oscillations du pendule en différents lieux, ne dépassèrent pas 64° 45’ de latitude méridionale.

En 1830, John Biscoe, commandant le Tuba et le Lively, appartenant aux frères Enderby, fut chargé d’explorer les régions australes en chassant la baleine et le phoque. En janvier 1831, il coupa le 60e parallèle, atteignit 68° 51’, par 10° de longitude est, s’arrêta devant d’infranchissables glaces, découvrit, par 65° 57’ de latitude et 45° de longitude est, une terre considérable à laquelle il donna le nom d’Enderby, et qu’il ne put accoster. En 1832, une seconde campagne ne lui permit pas de franchir le 66e degré de plus de vingt-sept minutes. Il trouva cependant et dénomma l’île Adélaïde, en avant d’une terre haute et continue qui fut appelée terre de Graham. De cette campagne, la Société royale géographique de Londres tira la conclusion qu’entre le 47e et le 69e degré de longitude est, se prolongeait un continent par le 66e et le 67e degré de latitude. Toutefois, Arthur Pym a eu raison de soutenir que cette conclusion ne saurait être rationnelle, puisque Weddell avait navigué à travers ces prétendues terres, et que la Jane avait suivi cette direction, bien au-delà du 74e parallèle.

En 1835, le lieutenant anglais Kemp quitta les Kerguelen. Après avoir relevé des apparences de terre, par 70° de longitude est, il rejoignit le 66e degré, reconnut une côte qui probablement se rattachait à la terre d’Enderby, et ne poussa pas plus loin sa pointe vers le sud.

Enfin, au début de cette année 1839, le capitaine Balleny, sur le navire Élisabeth-Scott, le 7 février, dépassait 67° 7’ de latitude par 104° 25’ de longitude ouest, et découvrait le chapelet d’îles qui porte son nom ; puis, en mars, par 65° 10’ de latitude et 116° 10’ de longitude est, il relevait la terre à laquelle on donna le nom de Sabrina. Ce marin, un simple baleinier – cela je l’appris plus tard – avait ainsi ajouté des indications précises qui, tout au moins en cette partie de l’océan austral, laissaient pressentir l’existence d’un continent polaire.

Enfin, comme je l’ai marqué déjà au commencement de ce récit, alors que l’Halbrane méditait une tentative qui devait l’entraîner plus loin que les navigateurs pendant la période de 1772 à 1839, le lieutenant Charles Wilkes de la marine des États-Unis, commandant une division de quatre bâtiments, le Vincennes, le Peacock, le Porpoise, le Flying-Fish et plusieurs conserves, cherchait à se frayer passage vers le pôle par la longitude orientale du 102e degré. Bref, à cette époque, il restait encore à découvrir près de cinq millions de milles carrés de l’Antarctide.

Telles sont les campagnes qui ont précédé dans les mers australes celle de la goélette l’Halbrane sous les ordres du capitaine Len Guy. En résumé, les plus audacieux de ces découvreurs, ou les plus favorisés, si l’on veut, n’avaient dépassé, – Kemp que le 66e parallèle, Balleny que le 67e, Biscoe que le 68e, Bellingshausen et Morrell que le 70e, Cook que le 71e, Weddell que le 74e… Et c’était au-delà du 83e, à près de cinq cent cinquante milles plus loin qu’il fallait aller au secours des survivants de la Jane !

Je dois l’avouer, depuis la rencontre du glaçon de Patterson, si homme pratique que je fusse et de tempérament si peu imaginatif, je me sentais étrangement surexcité. Une nervosité singulière ne me laissait plus aucun repos. J’étais hanté par ces figures d’Arthur Pym et de ses compagnons abandonnés au milieu des déserts de l’Antarctide. En moi s’ébauchait le désir de prendre part à la campagne projetée par le capitaine Len Guy. J’y songeais sans cesse. En somme, rien ne me rappelait en Amérique. Que mon absence se prolongeât de six mois ou d’un an, peu importait. Il est vrai, restait à obtenir l’assentiment du commandant de l’Halbrane. Après tout, pourquoi se refuserait-il à me garder comme passager ?… Est-ce que, de me prouver « matériellement » qu’il avait eu raison contre moi, de m’entraîner sur le théâtre d’une catastrophe que j’avais considérée comme fictive, de me montrer les débris de la Jane à Tsalal, de me débarquer sur cette île dont j’avais nié l’existence, de me placer en présence de son frère William, enfin, de me mettre face à face avec l’éclatante vérité, est-ce que cela ne serait pas une satisfaction bien humaine ?…

Cependant je me réservais d’attendre, avant d’arrêter une résolution définitive, que l’occasion se fut présentée de parler au capitaine Len Guy.

Il n’y avait pas lieu de se presser, d’ailleurs. Après un temps à souhait pendant les dix jours qui suivirent notre départ de Tristan d’Acunha, survinrent vingt-quatre heures de calme.