Le soleil commençait à prendre de la force. Les roches, terrasses ou colonnades volcaniques, se déshabillaient peu à peu de leur blanche toilette d’hiver. Sur les grèves, à l’aplomb des falaises basaltiques, naissait une mousse de couleur vineuse, et, au large, serpentaient des rubans de ces longues algues de cinquante à soixante yards. En plaine, vers le fond de la baie, quelques graminées levaient leur pointe timide – entre autres le phanérogame lyella, qui est d’origine andine, puis ceux que produit la flore de la terre fuégienne, et aussi l’unique arbuste de ce sol, dont j’ai parlé, ce chou gigantesque, si précieux par ses vertus antiscorbutiques.
En ce qui concerne les mammifères terrestres – car les mammifères marins pullulent dans ces parages –, je n’en avais pas rencontré un seul, non plus que batraciens ou reptiles. Quelques insectes uniquement – papillons ou autres –, et encore n’ont-ils point d’ailes, pour cette raison que, avant qu’ils pussent s’en servir, les courants atmosphériques les emporteraient à la surface des lames roulantes de ces mers.
Une ou deux fois, j’avais embarqué sur une de ces chaloupes solides sur lesquelles les pêcheurs affrontent les coups de vent qui battent comme des catapultes les roches de Kerguelen. Avec ces bateaux-là, on pourrait tenter la traversée de Cape-Town, et atteindre ce port, si on y mettait le temps. Que l’on se rassure, mon intention n’était point de quitter Christmas-Harbour dans ces conditions… Non ! « j’espérais » la goélette Halbrane, et la goélette Halbrane ne pouvait tarder.
Au cours de ces promenades d’une baie à l’autre, j’avais curieusement saisi les divers aspects de cette côte tourmentée, de cette ossature bizarre, prodigieuse, toute de formation ignée, qui trouait le suaire blanc de l’hiver et laissait passer les membres bleuâtres de son squelette…
Quelle impatience me prenait, parfois, malgré les sages conseils de mon aubergiste, si heureux de son existence dans sa maison de Christmas-Harbour ! C’est qu’ils sont rares, en ce monde, ceux que la pratique de la vie a rendus philosophes. D’ailleurs, chez Fenimore Atkins, le système musculaire l’emportait sur le système nerveux. Peut-être aussi possédait-il moins d’intelligence que d’instinct. Ces gens-là sont mieux armés contre les à-coups de la vie, et il est possible, en somme, que leurs chances de rencontrer le bonheur ici-bas soient plus sérieuses.
« Et l’Halbrane ?… lui redisais-je chaque matin.
– L’Halbrane, monsieur Jeorling ?… me répondait-il d’un ton affirmatif. Bien sûr, elle arrivera aujourd’hui, et si ce n’est pas aujourd’hui, ce sera demain !… Il y aura certainement un jour, n’est-ce pas, qui sera la veille de celui où le pavillon du capitaine Len Guy se déploiera à l’ouvert de Christmas-Harbour ! »
Assurément, afin d’accroître le champ de vue, je n’aurais eu qu’à faire l’ascension du Table-Mount. Pour une altitude de douze cents pieds, on obtient un rayon de trente-quatre à trente-cinq milles, et, même à travers la brume, peut-être la goélette serait-elle aperçue vingt-quatre heures plus tôt ? Mais gravir cette montagne, dont la neige boursouflait encore les flancs jusqu’à sa cime, un fou seul y aurait pu songer.
En courant les grèves, il m’arrivait de mettre en fuite nombre d’amphibies, qui plongeaient sous les eaux nouvelles. Les pingouins, impassibles et lourds, ne décampaient point à mon approche. N’était l’air stupide qui les caractérise, on serait tenté de leur adresser la parole, à la condition de parler leur langue criarde et assourdissante. Quant aux pétrels noirs, aux puffins noirs et blancs, aux grèbes, aux sternes, aux macreuses, ils fuyaient à tire-d’aile.
Un jour, il me fut donné d’assister au départ d’un albatros, que les pingouins saluèrent de leurs meilleures croasseries, – comme un ami qui, sans doute, les abandonnait pour toujours. Ces puissants volateurs peuvent fournir des étapes de deux cents lieues, sans prendre un moment de repos, et avec une telle rapidité qu’ils franchissent de longs espaces en quelques heures.
Cet albatros, immobile sur une haute roche, à l’extrémité de la baie de Christmas-Harbour, regardait la mer dont le ressac brisait avec violence sur les écueils.
Soudain, l’oiseau s’éleva d’une large envergure, les pattes repliées, la tête longuement allongée comme une guibre de navire, jetant son cri aigu, et, quelques instants après, réduit à un point noir au milieu des hautes zones, il disparaissait derrière le rideau brumeux du sud.
Chapitre II – La goélette Halbrane
Trois cents tonnes de jauge, une mâture inclinée qui lui permet de pincer le vent, très rapide sous l’allure du plus près, une surface vélique comprenant – au mât de misaine, misaine-goélette, fortune, hunier et perroquet –, au grand mât, brigantine et flèche –, à l’avant, trinquette grand et petit foc –, tel était le schooner attendu à Christmas-Harbour, telle est la goélette Halbrane.
À bord, il y avait un capitaine, un mat ou lieutenant, un bosseman ou maître d’équipage, un coy ou cuisinier, de plus, huit matelots, – au total, douze hommes, ce qui est suffisant pour la manœuvre. Solidement construit, membrure et bordage chevillés en cuivre, largement voilé, les façons d’arrière assez dégagées, ce bâtiment, très marin, très maniable, approprié à la navigation entre les quarantième et soixantième parallèles sud, faisait honneur aux chantiers de Birkenhead.
Ces renseignements m’avaient été donnés par maître Atkins, et avec quel accompagnement d’éloges !
Le capitaine Len Guy, de Liverpool, était, pour les trois cinquièmes, propriétaire de l’Halbrane qu’il commandait depuis six années environ. Il trafiquait dans les mers méridionales de l’Afrique et de l’Amérique, allant d’îles en îles et d’un continent à l’autre. Si sa goélette ne possédait qu’une douzaine d’hommes, c’est qu’elle se consacrait uniquement au commerce. Pour la chasse des amphibies, phoques et veaux marins, il eût fallu un équipage plus nombreux avec les engins, harpons, foënes, lignes, exigés pour ces rudes opérations. J’ajoute qu’au milieu de ces parages peu sûrs, fréquentés à cette époque par des pirates, et aux approches des îles qui doivent être tenues en défiance, une agression n’eût pas pris l’Halbrane au dépourvu : quatre pierriers, une suffisante quantité de boulets et de paquets de mitraille, une soute aux poudres convenablement garnie, des fusils, des pistolets, des carabines accrochés aux râteliers, enfin des filets de bastingage, cela garantissait sa sécurité. En outre, les hommes de quart ne dormaient jamais que d’un œil. Naviguer sur ces mers, sans avoir pris ces précautions, aurait été de rare imprudence.
Ce matin-là, 7 août, encore couché, à demi sommeillant, je fus tiré de mon lit par la grosse voix de l’aubergiste et par les coups de poing dont il ébranlait ma porte.
« Monsieur Jeorling, êtes-vous réveillé ?…
– Sans doute, maître Atkins, et comment ne le serait-on pas avec tout ce tapage ! Qu’y a-t-il ?…
– Un navire à six milles au large dans le nord-est, et le cap sur Christmas !…
– Serait-ce l’Halbrane ?… m’écriai-je en rejetant vivement mes couvertures.
– Nous le saurons dans quelques heures, monsieur Jeorling. En tout cas, voilà le premier bateau de l’année, et il n’est que juste de lui faire bon accueil. »
Je m’habillai en un tour de main et rejoignis Fenimore Atkins sur le quai, à l’endroit où l’horizon se présentait aux regards sous un angle très ouvert, entre les deux pointes de la baie de Christmas-Harbour.
Le temps était assez clair, le large dégagé des dernières brumes, la mer tranquille sous petite brise. Le ciel, d’ailleurs, grâce aux vents réguliers, est plus lumineux de ce côté des Kerguelen qu’à l’opposé.
Une vingtaine d’habitants – pêcheurs pour la plupart – entouraient maître Atkins, lequel était sans contredit le personnage le plus considérable et le plus considéré de l’archipel, – en conséquence le plus écouté.
Le vent favorisait alors l’entrée de la baie. Mais, la marée étant basse, le navire signalé – un schooner – évoluait sans hâte sous ses basses voiles, attendant le plein du flot.
Le groupe discutait, et, très impatient, je suivais la discussion sans m’y mêler. Les avis étaient partagés et appuyés avec un égal entêtement.
Je dois l’avouer – et cela me chagrinait –, la majorité tenait contre l’opinion que ce schooner fût la goélette Halbrane. Deux ou trois seulement se déclaraient pour l’affirmative, et, avec eux, le maître du Cormoran-Vert.
« C’est l’Halbrane ! répétait-il. Le capitaine Len Guy ne pas arriver le premier aux Kerguelen… allons donc !… C’est lui, et j’en suis aussi certain que s’il était là, sa main dans la mienne, et traitant de cent piculs de pommes de terre pour renouveler sa provision !
– Vous avez de la brume dans les paupières, monsieur Atkins ! répliqua l’un des pêcheurs.
– Pas tant que toi dans le cerveau ! répondit aigrement l’aubergiste.
– Ce bâtiment-là n’a pas la coupe d’un anglais, déclara un autre. Avec son avant effilé et sa tonture accusée, je le croirais de construction américaine.
– Non… c’est un anglais, répartit M. Atkins, et je serais capable de dire de quels chantiers il est sorti… oui… les chantiers de Birkenhead à Liverpool, d’où l’Halbrane a été lancée !
– Point ! affirma un vieux marin.
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