Ce schooner-là a été mis sur tains à Baltimore, chez Nipper et Stronge, et ce sont les eaux de la Chesapeake qui ont étrenné sa quille.
– Dis donc les eaux de la Mersey, abominable nigaud ! répliqua maître Atkins. Tiens, essuie tes lunettes, et regarde un peu le pavillon qui monte à sa corne.
– Anglais ! » s’écria tout le groupe.
Et, en effet, le pavillon du Royaume-Uni venait de déployer son étamine rouge, frappée à l’angle du yacht britannique.
Plus de doute, c’était bien un navire anglais qui se dirigeait vers la passe de Christmas-Harbour. Mais, ce point établi, il ne s’ensuivait pas nécessairement que ce fût la goélette du capitaine Len Guy.
Deux heures après, cela n’aurait pu faire l’objet d’un débat. Avant midi, l’Halbrane avait pris son mouillage par quatre brasses au milieu de Christmas-Harbour.
Grande démonstration – gestes et paroles – de maître Atkins à l’égard du capitaine de l’Halbrane, qui me parut être moins expansif.
Un homme de quarante-cinq ans, complexion sanguine, membrure solide comme celle de sa goélette, tête forte, chevelure déjà grisonnante, yeux noirs dont la prunelle brillait avec des ardeurs de braise sous des sourcils épais, teint hâlé, lèvres serrées qui découvraient une denture fortement emplantée dans des mâchoires puissantes, menton prolongé par la barbiche en gros poils roux, bras et jambes de toute vigueur, tel m’apparut le capitaine Len Guy. Physionomie non pas dure, plutôt impassible, celle d’un individu très renfermé, qui ne livre pas volontiers ses secrets, – ainsi que cela me fut raconté le jour même par quelqu’un de mieux informé que maître Atkins, bien que mon hôtelier se prétendît grand ami du capitaine. La vérité est que personne ne pouvait se flatter d’avoir pénétré cette nature assez rébarbative.
Autant mentionner tout de suite que l’individu auquel j’ai fait allusion était le bosseman de l’Halbrane, un nommé Hurliguerly, natif de l’île de Wight, quarante-quatre ans, moyenne taille, trapu, vigoureux, les bras écartés du corps, les jambes arquées, la tête en boule sur un cou de taureau, la poitrine large à contenir deux paires de poumons – et je me demandai s’il ne les possédait pas, tant il dépensait d’air dans l’acte de la respiration –, toujours soufflant, toujours parlant, l’œil goguenard, la mine rieuse, avec un réseau de rides sous les yeux, produites par l’incessante contraction du grand zygomatique. Notons une boucle – une seule – qui pendait au lobe de son oreille gauche. Quel contraste avec le commandant de la goélette, et comment deux êtres si dissemblables parvenaient-ils à s’entendre ! Ils s’entendaient pourtant, puisque, depuis une quinzaine d’années, ils avaient navigué ensemble, – d’abord sur le brick Power, qui avait été remplacé par le schooner Halbrane, six ans avant le début de cette histoire.
Hurliguerly, dès son arrivée, apprit par Fenimore Atkins que, si le capitaine Len Guy y consentait, je prendrais passage à son bord. Aussi fût-ce sans présentation ni préparation que le bosseman s’approcha de moi dans l’après-midi. Il connaissait déjà mon nom et m’accosta en ces termes :
« Monsieur Jeorling, je vous salue.
– Je vous salue de même, mon ami, répondis-je. Que me voulez-vous ?…
– Vous offrir mes services…
– Vos services ?… À quel propos ?…
– À propos de l’intention que vous avez d’embarquer sur l’Halbrane…
– Qui êtes-vous ?…
– Le bosseman Hurliguerly, ainsi dénommé et porté sur l’état nominatif de l’équipage, et, en outre, le fidèle compagnon du capitaine Len Guy, qui l’écoute volontiers, bien qu’il ait la réputation de n’écouter personne. »
La pensée me vint alors que je ferais bien d’utiliser un homme si prompt à obliger, lequel ne paraissait pas le moins du monde douter de son influence sur le capitaine Len Guy.
Je répondis donc :
« Eh bien, mon ami, causons, si vos fonctions ne vous réclament pas en ce moment…
– J’ai deux heures devant moi, monsieur Jeorling. D’ailleurs, peu de travail aujourd’hui. Demain, quelques marchandises à débarquer, quelques provisions à renouveler… Tout cela, c’est temps de repos pour l’équipage… Si vous êtes libre… comme je le suis… »
Et, ce disant, il agitait sa main vers le fond du port dans une direction qui lui était familière.
« Ne sommes-nous pas bien ici pour causer ?… observai-je en le retenant.
– Causer, monsieur Jeorling, causer debout… et le gosier sec… lorsqu’il est si facile de s’asseoir dans un coin du Cormoran-Vert, devant deux tasses de thé au whisky…
– Je ne bois point, bosseman.
– Soit… je boirai pour nous deux. Oh ! ne croyez pas que vous ayez affaire à un ivrogne !… Non !… Jamais plus qu’il ne faut, mais autant qu’il faut ! »
Je suivis ce marin évidemment habitué à nager dans les eaux des cabarets. Et, tandis que maître Atkins s’occupait, sur le pont de la goélette, à débattre ses prix d’achats et de ventes, nous prîmes place dans la grande salle de son auberge. Tout d’abord, je dis au bosseman :
« C’est précisément sur Atkins que je comptais pour me mettre en rapport avec le capitaine Len Guy, car il le connaît très particulièrement… si je ne me trompe…
– Peuh ! fit Hurliguerly. Fenimore Atkins est un brave homme, et il a l’estime du capitaine. En somme, il ne me vaut pas !… Laissez-moi me démarcher, monsieur Jeorling…
– Est-ce donc une affaire si difficile à traiter, bosseman, et n’y a-t-il pas une cabine de libre à bord de l’Halbrane ?… La plus petite me conviendra, et je paierai…
– Très bien, monsieur Jeorling ! Il y a une cabine, en abord du rouf, qui n’a jamais servi à personne, et puisque vous ne regardez pas à vider votre poche, si cela est nécessaire… Toutefois – entre nous –, il convient d’être plus malin que vous ne le pensez et que ne l’est mon vieil Atkins pour décider le capitaine Len Guy à prendre un passager !… Oui ! ce n’est pas trop de toute la malice du bon garçon qui est en train de boire à votre santé, en regrettant que vous ne lui rendiez pas la pareille ! »
Et de quel dardement de l’œil droit, tandis qu’il fermait l’œil gauche, Hurliguerly accompagna cette déclaration ! Il semblait que toute la vivacité que possédaient ses deux yeux eût passé à travers la prunelle d’un seul ! Inutile d’ajouter que la queue de cette belle phrase se noya dans un verre de whisky, dont le bosseman n’en était pas à apprécier l’excellence, puisque le Cormoran-Vert ne se fournissait qu’à la cambuse de l’Halbrane.
Puis, ce diable d’homme tira de sa veste une pipe noire et courte, la bourra, la couronna d’un capuchon de tabac, l’alluma, après l’avoir fortement implantée dans l’interstice de deux molaires au coin de sa bouche, et il s’en tourbillonna d’une telle fumée, comme un steamer en pleine chauffe, que sa tête disparaissait derrière un nuage grisâtre.
« Monsieur Hurliguerly ?… dis-je.
– Monsieur Jeorling…
– Pourquoi votre capitaine répugnerait-il à m’accepter ?…
– Parce que ce n’est pas dans ses idées de prendre des passagers à son bord, et jusqu’ici il a toujours refusé les propositions de ce genre.
– Quelle raison, je vous le demande…
– Eh ! parce qu’il veut n’être point embarrassé dans ses allures, aller où il lui plaît, rebrousser chemin pour peu que cela lui convienne, au nord ou au sud, au couchant ou au levant, sans en donner de motifs à personne ! Ces mers du sud, il ne les quitte jamais, monsieur Jeorling, et voilà belles années que nous les courons ensemble entre l’Australie à l’est et l’Amérique à l’ouest, allant d’Hobart-Town aux Kerguelen, à Tristan d’Acunha, aux Falklands, ne relâchant que le temps de vendre notre cargaison, quelquefois pointant jusqu’à la mer antarctique. Dans ces conditions, vous le comprenez, un passager pourrait être gênant, et, d’ailleurs, lequel voudrait embarquer sur l’Halbrane, puisqu’elle n’aime pas à taquiner la brise, et va un peu où le vent la pousse ! »
Je me demandai si le bosseman ne cherchait point à faire de sa goélette un bâtiment mystérieux, naviguant au hasard, ne s’arrêtant guère en ses relâches, une sorte de navire errant des hautes latitudes, sous le commandement d’un capitaine fantasmatique. Quoi qu’il en soit, je lui dis :
« Enfin l’Halbrane va quitter les Kerguelen dans quatre ou cinq jours ?…
– Sûr…
– Et, cette fois, elle mettra le cap à l’ouest pour gagner Tristan d’Acunha ?…
– Probable.
– Eh bien, bosseman, cette probabilité me suffira, et, puisque vous m’offrez vos bons offices, décidez le capitaine Len Guy à m’accepter comme passager…
– C’est comme si c’était fait !
– À merveille, Hurliguerly, et vous n’aurez pas lieu de vous en repentir.
– Eh ! monsieur Jeorling, répliqua ce singulier maître d’équipage, en secouant la tête comme s’il fut sorti de l’eau, je n’ai jamais à me repentir de rien, et je sais bien qu’en vous rendant service, je ne m’en repentirai point. Maintenant, si vous le permettez, je vais prendre congé de vous, sans même attendre le retour de l’ami Atkins, et regagner mon bord. »
Après avoir vidé d’un coup son dernier verre de whisky – je crus que le verre allait disparaître dans le gosier avec la liqueur –, Hurliguerly m’adressa un sourire de protection. Puis, son gros torse se balançant sur le double arc de ses jambes, empanaché de l’acre fumée qui s’échappait du fourneau de sa pipe, il sortit et laissa porter au nord-est du Cormoran-Vert.
Devant la table, je restai sous l’empire de réflexions assez contradictoires. Au vrai, qu’était ce capitaine Len Guy ? Maître Atkins me l’avait donné comme un bon marin doublé d’un brave homme. Qu’il fût l’un et l’autre, rien ne m’autorisait à en douter, original toutefois, d’après ce que venait de me dire le bosseman. Jamais, je l’avoue, il ne m’était venu à l’esprit que la proposition d’embarquer sur l’Halbrane pût soulever quelque difficulté, du moment que j’entendais ne point regarder au prix, et me contenter de la vie du bord. Quelle raison le capitaine Len Guy aurait-il de m’opposer un refus ?… Était-il admissible qu’il ne voulût pas se lier par un engagement, ni être obligé de se rendre à tel endroit, si, au cours de sa navigation, il lui venait la fantaisie d’aller à tel autre ?… Ou bien, avait-il des motifs particuliers pour se défier d’un étranger, eu égard à son genre de navigation ?… Faisait-il donc la contrebande ou la traite, – commerce encore très exercé à cette époque dans les mers du sud ?… Explication plausible après tout, bien que mon digne aubergiste répondît de l’Halbrane et de son capitaine. Honnête navire, honnête commandant, Fenimore Atkins se portait garant de l’un et de l’autre !… C’était bien quelque chose, s’il ne s’illusionnait pas sur leur compte à tous deux !… En somme, il ne connaissait le capitaine Len Guy que pour le voir, une fois l’an, relâcher aux Kerguelen, où il ne se livrait qu’à des opérations régulières, lesquelles ne pouvaient laisser prise à aucune suspicion…
D’autre part, je me demandais si, dans le but de donner plus d’importance à ses offres de service, le bosseman n’avait pas cherché à se faire valoir… Peut-être le capitaine Len Guy serait-il très satisfait, très heureux d’avoir à son bord un passager aussi accommodant que j’avais la prétention de l’être, et qui ne regarderait pas au prix du passage ?…
Une heure plus tard, je rencontrai l’aubergiste sur le port et je le mis au courant.
« Ah ! ce satané Hurliguerly, s’écria-t-il, toujours le même !… À l’en croire, le capitaine Len Guy ne se moucherait pas sans le consulter !… Voyez-vous, c’est un drôle d’homme, ce bosseman, monsieur Jeorling, pas méchant, pas bête, mais tireur de dollars ou de guinées en diable !… Si vous tombez entre ses mains, gare à votre bourse !… Boutonnez votre poche ou votre gousset, et ne vous laissez pas attraper !
– Merci du conseil, Atkins. Dites-moi, vous avez déjà causé avec le capitaine Len Guy ?… Lui avez-vous parlé ?…
– Pas encore, monsieur Jeorling… Nous avons le temps… l’Halbrane ne fait que d’arriver et n’a pas même évité sur son ancre au jusant…
– Soit, mais… vous le comprenez… je désire être fixé le plus tôt possible…
– Un peu de patience !
– J’ai hâte de savoir à quoi m’en tenir…
– Eh ! il n’y a rien à craindre, monsieur Jeorling !… Les choses iront toutes seules !… D’ailleurs, à défaut de l’Halbrane, vous ne seriez point embarrassé… Avec la saison de pêche, Christmas-Harbour comptera bientôt plus de navires qu’il n’y a de maisons autour du Cormoran-Vert !… Rapportez-vous-en à moi… Je me charge de votre embarquement ! »
Dans tout cela, rien que des mots, le bosseman d’un côté, maître Atkins de l’autre. Aussi, malgré leurs belles promesses, je résolus de m’adresser directement au capitaine Len Guy, si peu abordable qu’il fût, et de l’entretenir de mon projet, dès que je le rencontrerais seul.
L’occasion ne s’offrit que le lendemain. Jusque-là, j’avais flâné le long du quai, examinant le schooner, un navire de construction remarquable et de grande solidité.
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