Il y a un an de cela, et il est fort possible que l’audacieux Wilkes ait poussé ses reconnaissances plus loin que les autres découvreurs ne l’avaient fait avant lui. »
Le capitaine Len Guy était redevenu silencieux, et il ne sortit de cette inexplicable préoccupation que pour dire :
« Dans tous les cas, si Wilkes parvient à franchir le cercle polaire, puis la banquise, il est douteux qu’il dépasse de plus hautes latitudes que…
– Que ses prédécesseurs Bellingshausen, Forster, Kendall, Biscoe, Morrell, Kemp, Belleny… répondis-je.
– Et que… ajouta le capitaine Len Guy.
– De qui voulez-vous parler ?… demandai-je.
– Vous êtes originaire du Connecticut, monsieur ?… dit brusquement le capitaine Len Guy.
– Du Connecticut.
– Et plus spécialement ?…
– D’Hartford.
– Connaissez-vous l’île Nantucket ?…
– Je l’ai visitée à plusieurs reprises.
– Vous le savez, je pense, dit le capitaine Len Guy en me regardant, les yeux dans les yeux, c’est là que votre romancier Edgar Poe a fait naître son héros, Arthur Gordon Pym…
– En effet, répondis-je – cela me revient à la mémoire –, le début de ce roman est placé à l’île Nantucket.
– Vous dites… ce roman ?… C’est bien le mot dont vous vous êtes servi ?…
– Sans doute, capitaine…
– Oui… et vous parlez comme tout le monde !… Mais, pardon, monsieur, je ne puis attendre plus longtemps… Je regrette… très sincèrement de ne pouvoir vous rendre ce service… Ne croyez pas que la réflexion puisse modifier mes idées relativement à votre proposition… D’ailleurs, vous n’aurez que quelques jours à attendre… La saison va s’ouvrir… Les navires de commerce, les baleiniers relâcheront à Christmas-Harbour, et il vous sera loisible d’embarquer sur l’un d’eux… avec la certitude d’aller là où vos convenances vous appellent… Je regrette, monsieur, je regrette, vivement… et vous donne bien le salut ! »
Sur ces derniers mots, le capitaine Len Guy se retira, et l’entretien finit tout autrement que je ne le supposais… je veux dire d’une façon polie quoique formelle.
Comme il ne sert à rien de s’entêter contre l’impossible, j’abandonnai l’espoir de naviguer à bord de l’Halbrane, tout en gardant rancune à son maudit commandant. Et pourquoi ne l’avouerai-je pas ? Ma curiosité était éveillée. Je sentais un mystère au fond de cette âme de marin, et il m’aurait plu de le pénétrer. Le tour imprévu de notre conversation, ce nom d’Arthur Pym prononcé d’une façon si inopinée, les interrogations sur l’île Nantucket, l’effet produit par cette nouvelle qu’une campagne à travers les mers australes se poursuivait alors sous le commandement de Wilkes, cette affirmation que le navigateur américain ne s’avancerait pas plus avant dans le sud que… De qui donc avait voulu parler le capitaine Len Guy ?… Tout cela était matière à réflexions pour un esprit aussi positif que le mien…
Ce jour-là, maître Atkins voulut savoir si le capitaine Len Guy s’était montré de meilleure composition… Avais-je obtenu l’autorisation d’occuper une des cabines de la goélette ?… Je dus avouer à mon hôtelier que je n’avais pas été plus heureux que lui dans mes négociations… Cela ne laissa pas de le surprendre. Il ne comprenait rien aux refus du capitaine, à son entêtement… Il ne le reconnaissait plus… D’où provenait ce changement ?… Et – ce qui le touchait d’une façon plus directe –, c’est que, par contradiction avec ce qui se faisait pendant les relâches, le Cormoran-Vert n’avait été fréquenté ni des hommes de l’Halbrane ni de leur officier. Il semblait que l’équipage obéissait à un ordre. Deux ou trois fois seulement, le bosseman vint s’installer dans la salle de l’auberge, et ce fut tout. De là, gros désappointement de maître Atkins.
En ce qui concerne Hurliguerly, après s’être si imprudemment avancé, je compris qu’il ne tenait plus à continuer avec moi des relations à tout le moins inutiles. Avait-il tenté d’ébranler son chef, je ne saurais le dire, et, en somme, il en eût été, à coup sûr, pour son insistance.
Pendant les trois jours qui suivirent, 10, 11 et 12 août, les travaux de ravitaillement et de réparation furent poussés à bord de la goélette. On voyait l’équipage allant et venant sur le pont, – les matelots visiter la mâture, changer les manœuvres courantes, raidir les haubans et galhaubans qui avaient molli pendant la dernière traversée, repeindre les hauts et les bastingages détériorés sous les paquets de mer, réenverguer des voiles neuves, raccommoder les vieilles dont on pourrait encore se servir par beau temps, calfater çà et là les coutures du bordé et du pont à grands coups de maillet.
Ce travail s’accomplissait avec régularité, sans ces cris, ces interpellations, ces querelles, trop ordinaires parmi les marins au mouillage. L’Halbrane devait être bien commandée, son équipage très tenu, très discipliné, silencieux même. Peut-être le bosseman contrastait-il avec ses camarades, car il m’avait paru porté à rire, à plaisanter, à bavarder surtout, – à moins qu’il ne fût démangé de la langue que lorsqu’il descendait à terre.
Enfin, on apprit que le départ de la goélette était fixé au 15 août, et, la veille, je n’avais pas encore lieu de penser que le capitaine Len Guy fût revenu sur son refus si catégorique.
Du reste, je n’y songeais guère, ayant pris mon parti de ce contretemps. Toute envie de récriminer m’était passée. Je n’eusse pas permis à maître Atkins de tenter une autre démarche. Lorsque le capitaine Len Guy et moi, nous nous rencontrions sur le quai, c’était comme des gens qui ne se connaissent même pas, qui ne se sont jamais vus. Il passait d’un côté, moi de l’autre. Je dois observer, cependant, qu’une ou deux fois, quelque hésitation se manifesta dans son attitude… Il semblait qu’il voulût m’adresser la parole… qu’il y fût poussé par un secret instinct… Il ne l’avait point fait, et je n’étais pas un homme à provoquer une explication nouvelle… Au surplus – j’en fus informé le jour même –, Fenimore Atkins, contre ma formelle défense, avait sollicité le capitaine Len Guy à mon sujet sans rien obtenir. C’était une affaire « classée », comme on dit, et pourtant tel n’était pas l’avis du bosseman…
En effet, Hurliguerly, interpellé par l’hôtelier du Cormoran-Vert, contestait que la partie fût définitivement perdue.
« Il est très possible, répétait-il, que le capitaine n’ait pas lâché son dernier mot ! »
Mais s’appuyer sur les dires de ce hâbleur, c’eût été introduire un terme faux dans une équation, et, je l’affirme, le prochain départ du schooner m’était indifférent.
Je ne songeais plus qu’à guetter l’apparition de quelque autre navire au large.
« Encore une semaine ou deux, me répétait mon aubergiste, et vous serez plus heureux, monsieur Jeorling, que vous ne l’avez été avec le capitaine Len Guy. Il s’en trouvera plus d’un qui ne demandera pas mieux…
– Sans doute, Atkins, mais n’oubliez pas que la plupart des bâtiments à destination de la pêche aux Kerguelen, y séjournent pendant cinq ou six mois, et si je dois attendre de tels délais pour reprendre la mer…
– Pas tous, monsieur Jeorling, pas tous !… Il en est qui ne font que toucher à Christmas-Harbour… Une bonne occasion se présentera, et vous n’aurez point à vous repentir d’avoir manqué votre embarquement sur l’Halbrane… »
Je ne sais si j’aurai à m’en repentir ou non, mais – ce qui est certain –, c’est qu’il était écrit là-haut que je quitterais les Kerguelen comme passager de la goélette, et qu’elle allait m’entraîner dans la plus extraordinaire des aventures dont les annales maritimes devaient retentir à cette époque.
Dans la soirée du 14 août, vers sept heures et demie, lorsque la nuit enveloppait déjà l’île, je flânais, après mon dîner, sur le quai au nord de la baie. Le temps était sec, le ciel pointillé d’étoiles, l’air vif, le froid piquant. En ces conditions, ma promenade ne pouvait se prolonger.
Donc, une demi-heure plus tard, je me dirigeais vers le Cormoran-Vert, lorsqu’un individu me croisa, hésita, revint sur ses pas et s’arrêta.
L’obscurité était assez profonde pour qu’il ne me fût pas aisé de le reconnaître. Mais, à sa voix, à son chuchotement caractéristique, pas d’erreur possible. Le capitaine Len Guy était devant moi.
« Monsieur Jeorling, me dit-il, c’est demain que l’Halbrane doit mettre à la voile… demain matin… avec le jusant…
– À quoi bon me le faire savoir, répliquai-je, puisque vous refusez…
– Monsieur… j’ai réfléchi, et si vous n’avez pas changé d’idée, trouvez-vous à bord à sept heures…
– Ma foi, capitaine, répondis-je, je ne m’attendais guère à ce revirement de votre part…
– J’ai réfléchi, je vous le répète, et j’ajoute que l’Halbrane fera directement route sur Tristan d’Acunha, – ce qui vous convient… je suppose ?…
– C’est au mieux, capitaine. Demain matin, à sept heures, je serai à bord…
– Où votre cabine est préparée.
– Quant au prix du passage… dis-je.
– Nous le réglerons plus tard, répliqua le capitaine Len Guy, et à votre satisfaction. À demain donc…
– À demain. »
Mon bras s’était tendu vers cet homme bizarre pour sceller notre engagement. Sans doute, l’obscurité l’empêcha de voir ce geste, car il n’y répondit pas, et, s’éloignant d’un pas rapide, il rejoignit son canot, qui le ramena en quelques coups d’aviron.
Très surpris, je l’étais, et maître Atkins le fut au même degré que moi, lorsque, de retour dans la salle du Cormoran-Vert, je l’eus mis au courant.
« Allons, me répondit-il, ce vieux renard d’Hurliguerly avait décidément raison !… Cela n’empêche pas que son diable de capitaine ne soit plus capricieux qu’une fille mal élevée !… Pourvu qu’il ne change pas d’idée au moment de partir ! »
Hypothèse inadmissible, et, en y réfléchissant, je pensai que cette façon d’agir ne comportait ni fantaisie ni caprice. Si le capitaine Len Guy était revenu sur son refus, c’est qu’il avait un intérêt quelconque à ce que je fusse son passager. À mon avis, ce revirement devait tenir à ce que je lui avais dit relativement au Connecticut et à l’île Nantucket. Maintenant, en quoi cela pouvait-il l’intéresser, je laissais à l’avenir le soin de me l’apprendre.
Mes préparatifs furent rapidement terminés. Je suis, d’ailleurs, de ces voyageurs pratiques qui ne s’encombrent jamais de bagages, et feraient le tour du monde une sacoche au côté et une valise à la main.
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