Le plus gros de mon matériel consistait en ces vêtements fourrés, dont l’indispensabilité s’impose à quiconque navigue à travers les hautes latitudes. Lorsque l’on parcourt l’Atlantique méridional, c’est le moins que de telles précautions soient prises par prudence.

Le lendemain, 15, avant le lever du jour, je fis mes adieux au brave et digne Atkins. Je n’avais eu qu’à me louer des attentions et de l’obligeance de mon compatriote, exilé sur ces îles de la Désolation, où les siens et lui vivaient heureux en somme. Le serviable aubergiste parut très sensible aux remerciements que je lui adressai. Ayant souci de mon intérêt, il avait hâte de me savoir à bord, craignant toujours – c’est l’expression dont il se servit – que le capitaine Len Guy eût « changé ses amures » depuis la veille. Il me le répéta même avec insistance, et m’avoua que, pendant la nuit, il s’était mis plusieurs fois à sa fenêtre, afin de s’assurer que l’Halbrane était toujours à son mouillage au milieu de Christmas-Harbour. Il ne fut délivré de ses inquiétudes – que je ne partageais aucunement – qu’à l’heure où l’aube commença de poindre.

Maître Atkins voulut m’accompagner à bord, afin de prendre congé du capitaine Len Guy et du bosseman. Un canot attendait au quai, et il nous transporta tous les deux à l’échelle de la goélette, déjà évitée de jusant.

La première personne que je rencontrai sur le pont fut Hurliguerly. Il me lança un coup d’œil de triomphe. C’était aussi clair que s’il m’eût dit :

« Hein ! vous le voyez !… Notre difficultueux capitaine a fini par vous accepter… Et à qui devez-vous cela, si ce n’est à ce brave homme de bosseman, qui vous a servi de son mieux et n’a point surfait son influence ?… »

Était-ce la vérité ?… J’avais de fortes raisons pour ne pas l’admettre sans grande réserve. Peu importait, après tout. L’Halbrane allait lever l’ancre et j’étais à bord.

Le capitaine Len Guy se montra presque aussitôt sur le pont. Ce dont je ne songeai point à m’étonner autrement, c’est qu’il ne parut même pas remarquer ma présence.

Les préparatifs de l’appareillage étaient commencés, voiles retirées de leurs étuis, manœuvres prêtes, drisses et écoutes parées. Le lieutenant, à l’avant, surveillait le virage du cabestan, et l’ancre ne tarderait pas de venir à pic.

Maître Atkins s’approcha alors du capitaine Len Guy et, d’une voix engageante :

« À l’année prochaine ! dit-il.

– S’il plaît à Dieu, monsieur Atkins ! »

Leurs mains se pressèrent. Puis le bosseman vint à son tour vigoureusement serrer celle de l’aubergiste du Cormoran-Vert, que le canot ramena à quai.

À huit heures, dès que le jusant fût bien établi, l’Halbrane éventa ses basses voiles, prit les amures à bâbord, évolua pour redescendre la baie de Christmas-Harbour sous une petite brise de nord, et, une fois au large, mit le cap au nord-ouest.

Avec les dernières heures de l’après-midi disparurent les cimes blanches du Table-Mount et de l’Havergal, sommets aigus, qui s’élèvent, l’un à deux l’autre à trois mille pieds au-dessus du niveau de la mer.

Chapitre IV – Des îles Kerguelen à l’île du Prince-Édouard

Jamais, peut-être, traversée n’offrit un début plus heureux ! Et, par une chance inespérée, au lieu que l’incompréhensible refus du capitaine Len Guy m’eût laissé, pour quelques semaines encore, à Christmas-Harbour, voici qu’une jolie brise m’entraînait loin de ce groupe, vent sous vergue, sur une mer à peine clapotante, avec une vitesse de huit à neuf milles à l’heure.

L’intérieur de l’Halbrane répondait à son extérieur. Tenue parfaite, propreté minutieuse de galiote hollandaise, dans le rouf comme dans le poste de l’équipage.

À l’avant du rouf, à bâbord, se trouvait la cabine du capitaine Len Guy, lequel, par un châssis vitré qui se rabattait, pouvait surveiller le pont et, au besoin, transmettre ses ordres aux hommes de quart, postés entre le grand mât et le mât de misaine. À tribord, disposition identique pour la cabine du lieutenant. Toutes deux possédaient un cadre étroit, une armoire de médiocre capacité, un fauteuil paillé, une table fixée au plancher, une lampe de roulis suspendue au-dessus, divers instruments nautiques, baromètre, thermomètre à mercure, sextant, montre marine renfermée dans la sciure de sa boîte de chêne, et qui n’en sortait qu’au moment où le capitaine se disposait à prendre hauteur.

Deux autres cabines étaient ménagées à l’arrière du rouf, dont la partie médiane servait de carré, avec la table à manger entre des bancs de bois à dossiers mobiles.

L’une de ces cabines avait été préparée pour me recevoir. Elle était éclairée par deux châssis qui s’ouvraient l’un sur la coursive latérale au rouf, l’autre sur l’arrière. En cet endroit, l’homme de barre se tenait debout devant la roue du gouvernail, au-dessus de laquelle passait le gui de la brigantine, lequel se prolongeait de plusieurs pieds au-delà du couronnement, – ce qui rendait la goélette très ardente.

Ma cabine mesurait huit pieds sur cinq. Habitué aux nécessités de la navigation, il ne m’en fallait pas davantage comme espace, – ni comme mobilier : une table, une armoire, un fauteuil canné, une toilette sur pied de fer, un cadre dont le maigre matelas aurait sans doute provoqué quelques récriminations chez un passager moins accommodant. Il ne s’agissait, d’ailleurs, que d’une traversée relativement courte, puisque l’Halbrane me débarquerait à Tristan d’Acunha. J’entrai donc en possession de cette cabine que je ne devais pas occuper plus de quatre à cinq semaines.

Sur l’avant du mât de misaine, assez rapproché du centre – ce qui allongeait le bordé de la trinquette –, était amarrée la cuisine par des saisines solides. Au-delà s’ouvrait le capot, doublé de grosse toile cirée. Par une échelle il donnait accès au poste de l’équipage et à l’entrepont. Par mauvais temps, on rabaissait hermétiquement ce capot, et le poste était à l’abri des paquets de mer qui se brisaient contre les joues du navire.

Les huit hommes de l’équipage avaient nom Martin Holt, maître voilier ; Hardie, maître calfat ; Rogers, Drap, Francis, Gratian, Burry, Stern, matelots de vingt-cinq à trente-cinq ans d’âge, tous Anglais des côtes de la Manche et du canal Saint-Georges, tous très entendus à leur métier, tous remarquablement disciplinés sous une main de fer.

J’ai à le noter dès le début : l’homme, d’une énergie exceptionnelle, auquel ils obéissaient sur un mot, sur un geste, ce n’était pas le capitaine de l’Halbrane, c’était le second officier, le lieutenant Jem West, à cette époque dans sa trente-deuxième année.

Je n’ai jamais rencontré, au cours de mes voyages à travers les océans, un caractère de pareille trempe. Jem West était né sur mer, n’ayant vécu, pendant son enfance, qu’à bord d’une gabare, dont son père était le patron et sur laquelle vivait toute la famille. À aucune époque de son existence, il n’avait respiré d’autre air que l’air salin de la Manche, de l’Atlantique ou du Pacifique. Durant les relâches, il ne débarquait que pour les nécessités de son service, fût-ce à l’État ou au commerce. S’agissait-il de quitter un navire pour un autre, il y portait son sac de toile, et n’en bougeait plus.