Le talon de fer

Le talon de fer
Jack London
(Traducteur:
Louis Postif)
Publication: 1908
Catégorie(s): Fiction, Politique, Science Fiction
Source: http://www.ebooksgratuits.com
A Propos London:
Jack London (January 12, 1876 – November 22, 1916), was an
American author who wrote The Call of the Wild and other books. A
pioneer in the then-burgeoning world of commercial magazine
fiction, he was one of the first Americans to make a huge financial
success from writing. Source: Wikipedia
Disponible sur Feedbooks London:
Croc-Blanc
(1907)
Une Invasion sans
précédent (1910)
Le Peuple de
l'Abîme (1903)
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1. – Mon aigle
La brise d’été agite les pins géants[1], et les rides de la Wild-Water clapotent
en cadence sur ses pierres moussues. Des papillons dansent au
soleil, et de toutes parts frémit le bourdonnement berceur des
abeilles. Seule au sein d’une paix si profonde, je suis assise,
pensive et inquiète. L’excès même de cette sérénité me trouble et
la rend irréelle. Le vaste monde est calme, mais du calme qui
précède les orages. J’écoute et guette de tous mes sens le moindre
indice du cataclysme imminent. Pourvu qu’il ne soit pas
prématuré ! Oh ! pourvu qu’il n’éclate pas trop
tôt ![2]
Mon inquiétude s’explique. Je pense, je pense
sans trêve et ne puis m’empêcher de penser. J’ai vécu si longtemps
au cœur de la mêlée que la tranquillité m’oppresse, et mon
imagination revient malgré moi à ce tourbillon de ravage et de mort
qui va se déchaîner sous peu. Je crois entendre les cris des
victimes, je crois voir, comme je l’ai vu dans le passé[3], toute cette tendre et précieuse chair
meurtrie et mutilée, toutes ces âmes violemment arrachées de leurs
nobles corps et jetées à la face de Dieu. Pauvres humains que nous
sommes, obligés de recourir au carnage et à la destruction pour
atteindre notre but, pour introduire sur terre une paix et un
bonheur durables !
Et puis je suis toute seule ! Quand ce
n’est pas de ce qui doit être, je rêve de ce qui a été, de ce qui
n’est plus. Je songe à mon aigle, qui battait le vide de ses ailes
infatigables et prit son essor vers son soleil à lui, vers l’idéal
resplendissant de la liberté humaine. Je ne saurais rester les bras
croisés pour attendre le grand événement qui est son œuvre, bien
qu’il ne soit plus là pour en voir l’accomplissement. C’est le
travail de ses mains, la création de son esprit[4]. Il y
a dévoué ses plus belles années, il lui a donné sa vie
elle-même.
Voilà pourquoi je veux consacrer cette période
d’attente et d’anxiété au souvenir de mon mari. Il y a des clartés
que, seule au monde, je puis projeter sur cette personnalité, si
noble qu’elle ne saurait être trop vivement mise en relief. C’était
une âme immense. Quand mon amour se purifie de tout égoïsme, je
regrette surtout qu’il ne soit plus là pour voir l’aurore
prochaine. Nous ne pouvons échouer ; il a construit trop
solidement, trop sûrement. De la poitrine de l’humanité terrassée,
nous arracherons le Talon de Fer maudit ! Au signal donné vont
se soulever partout les légions des travailleurs, et jamais rien de
pareil n’aura été vu dans l’histoire. La solidarité des masses
laborieuses est assurée, et pour la première fois éclatera une
révolution internationale aussi vaste que le monde[5].
Vous le voyez, je suis obsédée de cette
éventualité, que depuis si longtemps j’ai vécue jour et nuit dans
ses moindres détails. Je ne puis en séparer le souvenir de celui
qui en était l’âme. Tout le monde sait qu’il a travaillé dur et
souffert cruellement pour la liberté ; mais personne ne le
sait mieux que moi, qui pendant ces vingt années de trouble où j’ai
partagé sa vie, ai pu apprécier sa patience, son effort incessant,
son dévouement absolu à la cause pour laquelle il est mort, voilà
deux mois seulement.
Je veux essayer de raconter simplement comment
Ernest Everhard est entré dans ma vie, comment son influence sur
moi a grandi jusqu’à ce que je sois devenue une partie de lui-même,
et quels changements prodigieux il a opérés dans ma destinée ;
de cette façon vous pourrez le voir par mes yeux et le connaître
comme je l’ai connu moi-même, à part certains secrets trop doux
pour être révélés.
Ce fut en février 1912 que je le vis pour la
première fois, lorsque invité à dîner par mon père[6], il entra dans notre maison à
Berkeley[7] ; et je ne puis pas dire que ma
première impression lui ait été bien favorable. Nous avions
beaucoup de monde, et au salon, où nous attendions que tous nos
hôtes fussent arrivés, il fit une entrée assez piteuse. C’était le
soir des prédicants, comme père disait entre nous, et certainement
Ernest ne paraissait guère à sa place au milieu de ces gens
d’église.
D’abord ses habits étaient mal ajustés. Il
portait un complet de drap sombre, et, de fait, il n’a jamais pu
trouver un vêtement de confection qui lui allât bien. Ce soir-là
comme toujours, ses muscles soulevaient l’étoffe, et, par suite de
sa carrure de poitrine, le paletot faisait des quantités de plis
entre les épaules.
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