Les travailleurs, chassés de leurs villages, se trouvèrent parqués dans les villes manufacturières. Les mères et les enfants furent mis à l’œuvre sur les nouvelles machines. La vie de famille cessa. Les conditions devinrent atroces. C’est une page d’histoire écrite avec des larmes et du sang.

– Je sais, je sais, interrompit l’évêque avec une expression d’angoisse. Ce fut terrible ; mais cela se passait en Angleterre, il y a un siècle et demi.

– Et c’est ainsi que, voilà un siècle et demi, naquit le prolétariat moderne, continua Ernest. Et l’Église l’ignora. Pendant que les capitalistes construisaient ces abattoirs du peuple, l’Église restait muette, et aujourd’hui elle observe le même mutisme. Comme dit Austin Lewis[20] en parlant de cette époque, ceux qui avaient reçu le commandement « Paissez mes brebis » virent, sans la moindre protestation, ces brebis vendues et harassées à mort[21]… Avant d’aller plus loin je vous prie de me dire carrément si nous sommes d’accord ou non. L’Église a-t-elle protesté à ce moment-là ?

L’évêque Morehouse hésita. Pas plus que le Dr Hammerfield, il n’était habitué à ce genre d’offensive à domicile, selon l’expression d’Ernest.

– L’histoire du XVIIIe siècle est écrite, suggéra celui-ci. Si l’Église n’était pas muette, on doit trouver trace de sa protestation quelque part dans les livres.

– Malheureusement, je crois bien qu’elle est restée muette, avoua le dignitaire de l’Église.

– Et elle reste muette encore aujourd’hui.

– Ici nous ne sommes plus d’accord. Ernest fit une pause, regarda attentivement son interlocuteur, et accepta le défi.

– Très bien, dit-il, nous allons voir. Il y a à Chicago des femmes qui travaillent toute la semaine pour quatre-vingt-dix cents. L’Église proteste-t-elle ?

– C’est une nouvelle pour moi, fut la réponse. Quatre-vingt-dix cents ! C’est épouvantable.

– L’Église a-t-elle protesté ? insista Ernest.

– L’Église l’ignore. Le prélat se débattait ferme.

– Cependant l’Église a reçu ce commandement « Paissez mes brebis », dit Ernest avec une amère ironie. Puis, se reprenant tout de suite : Pardonnez-moi ce mouvement d’aigreur ; mais pouvez-vous être surpris que nous perdions patience avec vous ? Avez-vous protesté devant vos congrégations capitalistes contre l’emploi d’enfants dans les filatures de coton du sud[22] ? Des enfants de six ou sept ans travaillant toutes les nuits en équipes de douze heures. Ils ne voient jamais la sainte lumière du jour. Ils meurent comme des mouches. Les dividendes sont payés avec leur sang. Et avec cet argent on construit de magnifiques églises dans la Nouvelle-Angleterre, et vos pareils y prêchent d’agréables platitudes devant les ventres replets et luisants des tirelires à dividendes.

– Je ne savais pas, murmura l’évêque dans un souffle défaillant. Son visage était pâle, comme s’il eût éprouvé des nausées.

– Ainsi vous n’avez pas protesté ?

Le pasteur eut un faible mouvement de dénégation.

– Ainsi l’Église est muette aujourd’hui, comme elle l’était au XVIIIe siècle ?

L’évêque ne répondit rien, et pour une fois Ernest s’abstint d’insister.

– Et, ne l’oubliez pas, toutes les fois qu’un membre du clergé proteste, on le congédie.

– Je trouve que ce n’est guère juste.

– Protesterez-vous ? demanda Ernest.

– Montrez-moi, dans notre propre communauté, des maux comme ceux dont vous avez parlés, et j’élèverai la voix.

– Je me mets à votre disposition pour vous les montrer, dit tranquillement Ernest, et je vous ferai faire un voyage à travers l’enfer.

– Et moi je désavouerai tout !… Le pasteur s’était redressé dans son fauteuil, et sur son doux visage se répandait une expression de dureté guerrière.

– L’Église ne restera pas muette !

– Vous serez congédié, avertit Ernest.

– Je vous fournirai la preuve du contraire, fut la réplique. Vous verrez, si tout ce que vous dites est vrai, que l’Église s’est trompée par ignorance. Et je crois même que tout ce qu’il y a d’horrible dans la société industrielle est dû à l’ignorance de la classe capitaliste. Elle remédiera au mal dès qu’elle recevra le message que le devoir de l’Église est de lui communiquer.

Ernest se mit à rire. Son rire était brutal, et je me sentis poussée à prendre la défense de l’évêque.

– Souvenez-vous, lui dis-je, que vous ne voyez qu’une face de la médaille. Bien que vous ne nous fassiez crédit d’aucune bonté, il y a beaucoup de bon chez nous. L’évêque Morehouse a raison. Les maux de l’industrie, si terribles qu’ils soient, sont dus à l’ignorance. Les divisions sociales sont trop accentuées.

– L’Indien sauvage est moins cruel et moins implacable que la classe capitaliste, répondit-il, et en ce moment je fus tenté de le prendre en grippe.

– Vous ne nous connaissez pas.