La part du travail s’appelle des
salaires.
– Très bien, interrompit l’évêque. Et il
n’y a pas de raison pour que ce partage ne s’opère pas à
l’amiable.
– Vous avez déjà oublié nos conventions,
répliqua Ernest. Nous sommes tombés d’accord que l’homme est
égoïste, l’homme ordinaire, tel qu’il est. Vous vous lancez en
l’air pour établir une distinction entre cet homme-là et les hommes
tels qu’ils devraient être, mais qu’ils ne sont pas. Revenons sur
terre ; le travailleur étant égoïste, veut avoir le plus
possible dans le partage. Le capitaliste, étant égoïste, veut avoir
tout ce qu’il peut prendre. Lorsqu’une chose existe en quantité
limitée et que deux hommes veulent en avoir chacun le maximum, il y
a conflit d’intérêts. C’est celui qui existe entre le travail et le
capital, et c’est un conflit irréconciliable. Tant qu’il existera
des ouvriers et des capitalistes, ils continueront à se quereller
au sujet du partage. Si vous étiez à San-Francisco cet après-midi,
vous seriez obligé d’aller à pied. Pas un train ne circule dans les
rues.
– Encore une grève ? [18] demanda l’évêque d’un ton alarmé.
– Oui, on se chicane sur le partage des
bénéfices des chemins de fer urbains.
L’évêque s’emporta.
– On a tort, cria-t-il. Les ouvriers n’y
voient pas plus loin que le bout de leur nez. Comment peuvent-ils
espérer qu’ils conserveront notre sympathie…
– Quand nous sommes forcés d’aller à
pied, acheva malicieusement Ernest.
Mais l’évêque ne prit pas garde à cette
proposition complétive.
– Leur point de vue est trop borné,
continua-t-il. Les hommes devraient se conduire en hommes et non en
brutes. Il va encore y avoir des violences et des meurtres, et des
veuves et des orphelins affligés. Le capital et le travail
devraient être unis. Ils devraient marcher la main dans la main et
pour leur mutuel bénéfice.
– Vous voilà reparti en l’air, remarqua
froidement Ernest. Voyons, redescendez sur terre et ne perdez pas
de vue notre admission que l’homme est égoïste.
– Mais il ne devrait pas l’être !
s’écria l’évêque.
– Sur ce point je suis d’accord avec
vous. Il ne devrait pas être égoïste, mais il continuera de l’être
tant qu’il vivra dans un système social basé sur une morale à
cochons.
Le dignitaire de l’Église fut effaré, et père
se tordit.
– Oui, une morale à cochons, reprit
Ernest sans remords. Voilà le dernier mot de votre système
capitaliste. Et voilà ce que soutient votre Église, ce que vous
prêchez chaque fois que vous montez en chaire. Une éthique à porcs,
il n’y a pas d’autre nom à lui donner.
L’évêque se tourna comme pour en appeler à mon
père, mais celui-ci hocha la tête en riant.
– Je crois bien que notre ami a raison,
dit-il. C’est la politique du laisser-faire, du chacun pour soi et
que le diable emporte le dernier. Comme le disait l’autre soir
M. Everhard, la fonction que vous remplissez, vous autres gens
d’Église, c’est de maintenir l’ordre établi, et la société repose
sur cette base-là.
– Mais ce n’est pas la doctrine du
Christ, s’écria l’évêque.
– Aujourd’hui l’Église n’enseigne pas la
doctrine du Christ, répondit Ernest. C’est pourquoi les ouvriers ne
veulent rien avoir à faire avec elle. L’Église approuve la terrible
brutalité, la sauvagerie avec laquelle le capitaliste traite les
masses laborieuses.
– Elle ne l’approuve pas, objecta
l’évêque.
– Elle ne proteste pas, répliqua Ernest,
et dès lors elle approuve, car il ne faut pas oublier que l’Église
est entretenue par la classe capitaliste.
– Je n’avais pas envisagé les choses sous
ce jour-là, dit naïvement l’évêque. Vous devez vous tromper. Je
sais qu’il y a beaucoup de tristesses et de vilenies en ce monde.
Je sais que l’Église a perdu le… ce que vous appelez le
prolétariat[19].
– Vous n’avez jamais eu le prolétariat,
cria Ernest. Il a grandi en dehors de l’Église et sans elle.
– Je ne saisis pas, dit faiblement
l’évêque.
– Je vais vous expliquer. Par suite de
l’introduction des machines et du système usinier vers la fin du
XVIIIe siècle, la grande masse des laboureurs fut
arrachée à la terre et le mode ancien du travail fut brisé.
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