Non, cela n’a pas été facile… Et maintenant, je crois que vous feriez mieux de vous en aller… Vous avez tiré de moi tout ce que vous vouliez. Mais laissez-moi vous avertir d’une chose avant votre départ. Il ne vous servira à rien de répéter ce que je vous ai dit. Je le nierai, et il n’y a pas de témoins. Je nierai jusqu’au moindre mot : et, s’il le faut, je le nierai sous serment à la barre des témoins.

Après cette entrevue, j’allai retrouver père à son bureau dans le bâtiment de la Chimie, et j’y rencontrai Ernest. C’était une surprise inattendue, mais il vint au-devant de moi avec ses yeux hardis et sa ferme poignée de main et ce curieux mélange d’aise et de gaucherie qui lui était familier. Il semblait avoir oublié notre dernière réunion et son atmosphère un peu orageuse ; mais aujourd’hui je n’étais pas d’humeur à lui en laisser perdre le souvenir.

– J’ai approfondi l’affaire Jackson, lui dis-je brusquement.

À l’instant, son attention et son intérêt se concentrèrent sur ce que j’allais dire, et pourtant je devinais dans ses yeux la certitude que mes convictions antérieures étaient ébranlées.

– Il me paraît avoir été bien mal traité, je l’avoue, et je crois qu’un peu de son sang rougit effectivement le plancher de ma demeure.

– Naturellement, répondit-il. Si Jackson et tous ses camarades étaient traités avec pitié, les dividendes seraient moins considérables.

– Je ne pourrai plus jamais prendre plaisir à mettre une jolie robe, ajoutai-je.

Je me sentais humble et contrite, mais je trouvais très doux de me représenter Ernest comme une sorte de confesseur. En ce moment, comme toujours, sa force me séduisait. Elle semblait rayonner comme un gage de paix et de protection.

– Vous n’en prendrez pas davantage à mettre une robe en toile à sac, dit-il gravement. Il y a des filatures de jute, vous savez, et il s’y passe exactement la même chose. C’est partout pareil. Notre civilisation tant vantée est fondée dans le sang, imbibée de sang et ni vous ni moi, ni personne ne pouvons échapper à la tache écarlate. Quels sont les hommes avec qui vous avez causé ?

Je lui racontai tout ce qui s’était passé.

– Pas un d’entre eux n’est libre de ses actes, dit-il. Tous sont enchaînés à l’impitoyable machine industrielle. Et le plus pathétique dans cette tragédie, c’est qu’ils y sont tous attachés par les liens du cœur : leurs enfants, toujours cette jeune vie que leur instinct est de protéger ; et cet instinct est plus fort que toute la morale dont ils disposent. Mon propre père a menti, a volé, a fait toutes sortes de choses déshonorantes pour nous mettre du pain dans la bouche, à moi et à mes frères et sœurs. C’était un esclave de la machine ; elle a broyé sa vie, elle l’a usé à mort.

– Mais vous, du moins, interrompis-je, vous êtes un homme libre.

– Pas entièrement, répliqua-t-il. Je ne suis pas attaché par les liens du cœur. Je rends grâce au ciel de n’avoir pas d’enfants, bien que je les aime à la folie. Si pourtant je me mariais, je n’oserais pas en avoir.

– C’est certainement là une mauvaise doctrine, m’écriai-je.

– Je le sais bien, dit-il tristement. Mais c’est une doctrine d’opportunisme. Je suis révolutionnaire, et c’est une vocation périlleuse.

Je me mis à rire d’un air incrédule.

– Si j’essayais d’entrer la nuit dans la maison de votre père pour lui voler ses dividendes de la Sierra, que ferait-il ?

– Il dort avec un revolver sur la tablette à la tête de son lit. Il est très probable qu’il vous tirerait dessus.

– Et si moi et quelques autres conduisions un million et demi d’hommes[30], dans les maisons de tous les riches, il y aurait bien des coups de feu échangés, n’est-ce pas.

– Oui, mais vous ne le faites pas.

– C’est précisément ce que nous sommes en train de faire. Et notre intention est de prendre non seulement les richesses qui sont dans les maisons, mais toutes les sources de cette richesse, toutes les mines, les chemins de fer, les usines, les banques et les magasins. La révolution, c’est cela. C’est une chose éminemment dangereuse. Et je crains que le massacre ne soit plus grand encore que nous ne l’imaginons. Mais comme je le disais, personne aujourd’hui n’est tout à fait libre. Nous sommes tous pris dans les engrenages de la machine industrielle. Vous avez découvert que vous y étiez prise vous-même, et que les hommes à qui vous parliez y étaient pris aussi. Interrogez-en d’autres : allez voir le colonel Ingram ; traquez les reporters qui ont empêché le cas Jackson de paraître dans les journaux, et les directeurs de ces journaux eux-mêmes. Vous découvrirez que tous sont esclaves de la machine.

Un peu plus tard, au cours de notre conversation, je lui posai une simple question au sujet des risques d’accident encourus par les ouvriers, et il me gratifia d’une véritable conférence bourrée de statistiques.

– Cela se trouve dans tous les livres, dit-il.