On a comparé les chiffres et il est formellement prouvé que les accidents, relativement rares aux premières heures de la matinée, se multiplient selon une progression croissante à mesure que les travailleurs se fatiguent et perdent leur activité musculaire et mentale. Peut-être ignorez-vous que votre père a trois fois plus de chances qu’un ouvrier de conserver sa vie et ses membres intacts. Mais les compagnies d’assurance[31] le savent. Elles lui prendront quatre dollars et quelque chose de prime annuelle pour une police de mille dollars, pour laquelle elles demandent quinze dollars à un homme de peine.

– Et vous ? demandai-je. Et au moment même où je posais cette question je me rendis compte que j’éprouvais pour lui une inquiétude plus qu’ordinaire.

– Oh moi, répondit-il négligemment, en tant que révolutionnaire, j’ai environ huit chances contre une, pour un ouvrier, d’être tué ou blessé. Aux chimistes experts qui manipulent des explosifs, les compagnies d’assurance demandent huit fois ce qu’elles prennent aux ouvriers. Je crois bien qu’elles ne voudraient pas m’assurer du tout. Pourquoi me demandez-vous cela ?

Mes paupières battirent, et je sentis la rougeur me monter au visage, non parce qu’il m’avait surprise dans mon inquiétude, mais parce que je m’y étais surprise moi-même.

Juste à ce moment père entra et se prépara à partir avec moi. Ernest lui rendit des livres empruntés et sortit le premier. Sur le seuil, il se retourna et me dit :

– Oh ! à propos, puisque vous êtes en train de ruiner votre propre tranquillité d’esprit pendant que j’en fais autant à l’évêque, vous pourriez aller voir mesdames Wickson et Pertonwaithe. Vous savez que leurs maris sont les deux principaux actionnaires de la filature. Comme tout le reste de l’humanité, ces deux femmes sont attachées à la machine, mais attachées de telle façon qu’elles siègent tout à fait au sommet.

4.  – Les esclaves de la machine

Plus je pensais au bras de Jackson, plus j’étais bouleversée. Je me trouvais face à face ici avec quelque chose de concret ; pour la première fois, je voyais la vie. Ma jeunesse passée à l’Université, l’instruction et l’éducation que j’y avais reçues, restaient en dehors de la vie réelle. Je n’avais rien appris que des théories sur l’existence et la société, des choses qui font très bon effet sur le papier ; maintenant seulement, je venais de voir la vie telle qu’elle est. Le bras de Jackson était un fait pris sur le vif, et dans ma conscience résonnait l’apostrophe d’Ernest : « C’est un fait, camarade, un fait irréfragable ! »

Que toute notre société fût fondée dans le sang, cela me semblait monstrueux, impossible. Pourtant Jackson se dressait là, et je ne pouvais y échapper. Ma pensée y revenait constamment, comme l’aiguille aimantée vers le pôle. Il avait été traité d’une façon abominable. On ne lui avait pas payé sa chair, afin de répartir de plus gros dividendes. Je connaissais une vingtaine de familles prospères et satisfaites qui, ayant touché ces dividendes, profitaient pour leur quote-part du sang de Jackson. Mais si la société pouvait poursuivre son cours sans prendre garde à cet horrible traitement subi par un seul homme, ne devenait-il pas vraisemblable que beaucoup d’autres eussent été traités de même ? Je me rappelais ce qu’Ernest avait dit des femmes de Chicago qui travaillent pour quatre-vingt-dix cents par semaine, et des enfants en esclavage dans les filatures de coton du midi. Et je croyais voir leurs pauvres mains, amaigries et vampirisées, tissant l’étoffe dont était faite ma robe ; puis ma pensée revenant aux filatures de la Sierra et aux dividendes partagés, faisait ressortir sur ma manche le sang de Jackson. Je ne pouvais fuir ce personnage ; toutes mes méditations me ramenaient vers lui…

Tout au fond de moi, j’avais l’impression d’être au bord d’un précipice ; je m’attendais à quelque nouvelle et terrible révélation de la vie. Et je n’étais pas seule : tout mon entourage était en train de se retourner sens dessus-dessous. D’abord mon père : l’effet qu’Ernest commençait à produire sur lui m’était déjà visible. Ensuite l’évêque Morehouse : la dernière fois que je l’avais rencontré, il m’avait fait l’effet d’un homme malade. Il était dans un état de haute tension nerveuse, et ses yeux trahissaient une horreur inexprimable. Ses quelques mots me firent comprendre qu’Ernest avait tenu sa promesse de lui faire faire un voyage à travers l’enfer ; mais je ne pus savoir quelles scènes diaboliques avaient défilé devant lui, car il était trop interdit pour en parler.

À un moment donné, pénétrée que j’étais de ce bouleversement de mon petit monde à moi et de l’univers entier, je me pris à penser qu’Ernest en était cause.