Une
jeune fille ne peut vivre jusqu’à vingt-quatre ans dans une ville
universitaire sans qu’on lui fasse la cour. J’avais été courtisée
par d’imberbes sophomores[38] et par
des professeurs chenus, sans compter les athlètes de la boxe et les
géants du ballon. Mais aucun n’avait mené l’assaut comme le faisait
Ernest. Il m’avait enfermée dans ses bras avant que je m’en
aperçoive, et ses lèvres s’étaient posées sur les miennes avant que
j’aie le temps de protester ou de résister. Devant la sincérité de
son ardeur, la dignité conventionnelle et la réserve virginale
paraissaient ridicules. Je perdais pied sous une attaque superbe et
irrésistible. Il ne me fit aucune déclaration ni demande
d’engagement. Il me prit dans ses bras, m’embrassa, et considéra
désormais comme un fait acquis que je serais sa femme. Il n’y eut
pas de débat à ce sujet : la seule discussion, qui naquit plus
tard, devait porter sur la date du mariage.
C’était inouï, invraisemblable, et pourtant,
comme son critérium de vérité, ça fonctionnait ; j’y confiai
ma vie, et je n’eus pas à m’en repentir. Cependant, durant ces
premiers jours de notre amour, je m’inquiétais un peu de la
violence et de l’impétuosité de sa galanterie. Mais ces craintes
n’étaient pas fondées ; aucune femme n’eut la chance de
posséder un époux plus doux et plus tendre. La douceur et la
violence se mêlaient curieusement dans sa passion, comme l’aise et
la maladresse dans son maintien. Cette légère gaucherie dans son
attitude ! Il ne s’en débarrassa jamais, et c’était charmant.
Sa conduite dans notre salon me suggérait la promenade prudente
d’un taureau dans une boutique de porcelaine[39].
S’il me restait un dernier doute sur la
profondeur réelle de mes propres sentiments à son égard, c’était
tout au plus une hésitation subconsciente, et elle s’évanouit
précisément à cette époque. C’est au club des Philomathes, en une
nuit de bataille magnifique où Ernest affronta les maîtres du jour
dans leur propre repaire, que mon amour me fut révélé dans toute sa
plénitude. Le club des Philomathes était bien le plus choisi qui
existât sur la côte du Pacifique. C’était une fondation de Miss
Brentwood, vieille demoiselle fabuleusement riche, à qui il tenait
lieu de mari, de famille et de joujou.
Ses membres étaient les plus riches de la
société et les plus forts esprits parmi les riches, avec,
naturellement, un petit nombre d’hommes de science pour donner à
l’ensemble une teinture intellectuelle.
Le club des Philomathes ne possédait pas de
local particulier ; c’était un club d’un genre spécial, dont
les membres se réunissaient une fois par mois au domicile privé de
l’un d’entre eux, pour y entendre une conférence. Les orateurs
étaient généralement payés, mais pas toujours. Lorsqu’un chimiste
de New York avait fait une découverte au sujet du radium par
exemple, on lui remboursait toutes les dépenses de son voyage à
travers le continent et on lui remettait en outre une somme
princière pour le dédommager de son temps. Il en était de même pour
l’explorateur qui revenait des régions polaires et pour les
nouvelles étoiles de la littérature et de l’art. Nul visiteur
étranger n’était admis à ces réunions, et les Philomathes s’étaient
fait une règle de ne rien laisser transpirer de leurs discussions
dans la presse ; de sorte que, même les hommes d’État – il en
était venu, et des plus grands – pouvaient dire toute leur
pensée.
Je viens de déplier devant moi la lettre un
peu fripée qu’Ernest m’écrivit voilà vingt ans, et où je copie le
passage suivant :
« Votre père étant membre du Club
Philomathique, vous avez vos entrées. Venez à la séance de mardi
soir. Je vous promets que vous y passerez un des bons moments de
votre vie. Dans vos récentes rencontres avec les maîtres du jour,
vous n’avez pas réussi à les émouvoir. Je les secouerai pour vous.
Je les ferai grogner comme des loups. Vous vous êtes contentée de
mettre en question leur moralité. Tant que leur honnêteté seule est
contestée, ils n’en deviennent que plus vaniteux et vous prennent
des airs satisfaits et supérieurs. Moi, je menacerai leur sac à
monnaie. Cela les ébranlera jusqu’aux racines de leurs natures
primitives. Si vous pouvez venir, vous verrez l’homme des cavernes
en habit de soirée, grondant et jouant des dents pour défendre son
os. Je vous promets un beau charivari et un aperçu édifiant sur la
nature de la bête.
« Ils m’ont invité pour me mettre en
pièces.
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