À n’importe quel projet ils finissent toujours par trouver une sanction. Ce sont des casuistes superficiels, des jésuites. Ils se sentent même justifiés à faire le mal pour qu’il en résulte du bien. L’un des plus plaisants de leurs axiomes fictifs, c’est qu’ils se proclament supérieurs au reste de l’humanité en sagesse et en efficacité. De par cette sanction, ils s’arrogent le droit de répartir le pain et le beurre pour tout le genre humain. Ils ont même ressuscité la théorie du droit divin des rois, des rois du commerce, en l’espèce[34].

« Le point faible de leur position consiste en ce qu’ils sont simplement des hommes d’affaires. Ils ne sont pas des philosophes : Ils ne sont ni biologistes ni sociologues. S’ils l’étaient, tout irait mieux, naturellement. Un homme d’affaires qui serait en même temps versé dans ces deux sciences saurait approximativement ce qu’il faut à l’humanité. Mais, en dehors du domaine commercial, ces gens-là sont stupides. Ils ne connaissent que les affaires. Ils ne comprennent ni le genre humain ni le monde, et néanmoins ils se posent en arbitres du sort de millions d’affamés et de toutes les multitudes en bloc. L’histoire, un jour, se paiera à leurs dépens un rire homérique. »

J’étais maintenant préparée à aborder Mme Wickson et Mme Pertonwaithe, et l’entretien que j’eus avec elles ne me réservait plus de surprises. C’étaient des dames de la meilleure société[35], habitant de véritables palais. Elles possédaient beaucoup d’autres résidences un peu partout à la campagne, à la montagne, au bord des lacs ou de la mer. Une armée de serviteurs s’empressait autour d’elles, et leur activité sociale était étourdissante. Elles patronnaient les universités et les églises, et les pasteurs tout particulièrement étaient prêts à plier les genoux devant elles[36]. Ces deux femmes constituaient de véritables puissances, avec tout l’argent à leur disposition. Elles détenaient à un remarquable degré le pouvoir de subventionner la pensée, comme je devais bientôt l’apprendre grâce aux avertissements d’Ernest.

Elles singeaient leurs maris et discouraient dans les mêmes termes généraux de la politique à suivre, des devoirs et des responsabilités incombant aux gens riches. Elles se laissaient gouverner par la même éthique que leurs époux, par leur morale de classe : et elles débitaient des phrases filantes que leurs propres oreilles ne comprenaient pas.

De plus, elles s’irritèrent lorsque je leur dépeignis la déplorable condition de la famille Jackson ; et comme je m’étonnais qu’elles n’eussent pas établi un fonds de réserve en sa faveur, elles déclarèrent n’avoir besoin de personne pour leur enseigner leurs devoirs sociaux ; quand je leur demandai carrément de le secourir, elles refusèrent non moins carrément. Le plus étonnant est qu’elles exprimèrent leur refus en termes presque identiques, bien que je fusse allé les voir séparément et que chacune ignorât que j’avais vu ou devais voir l’autre. Leur réponse commune fût qu’elles étaient heureuses de saisir cette occasion de bien montrer une fois pour toutes qu’elles n’accorderaient pas de primes à la négligence, et qu’elles ne voulaient pas, en payant les accidents, tenter les pauvres de se blesser volontairement[37].

Et elles étaient sincères, ces deux femmes ! La double conviction de leur supériorité de classe et de leur éminence personnelle leur montait à la tête et les enivrait. Elles trouvaient dans leur morale de caste des sanctions pour tous les actes qu’elles accomplissaient. Une fois remontée en voiture à la porte du splendide hôtel de Mme Pertonwaithe, je me retournai pour le contempler, et je me souvins de l’expression d’Ernest disant que ces femmes aussi étaient attachées à la machine, mais de telle façon qu’elles siégeaient tout à fait au sommet.

5. – Les PhilomathesMot tiré du grec, signifiant « Les amis de l’étude ». (N. D. T.)

Ernest venait souvent à la maison et ce n’était pas seulement mon père, ni les dîners de controverse, qui l’attiraient. Dès cette époque je me flattais d’y être pour quelque chose, et je ne tardai guère à être fixée. Car jamais il n’y eut au monde soupirant pareil à celui-là. De jour en jour son regard et sa poignée de main se firent plus fermes, s’il est possible, et la question que j’avais vu poindre dans ses yeux devint de plus en plus impérative.

Ma première impression lui avait été défavorable, puis je m’étais sentie attirée. Vint ensuite un accès de répulsion, le jour où il attaqua ma classe et moi-même avec si peu de ménagements ; mais bientôt je me rendis compte qu’il n’avait nullement calomnié le monde où je vivais, que tout ce qu’il avait dit de dur et d’amer était justifié ; et plus que jamais je me rapprochai de lui. Il devenait mon oracle. Pour moi, il arrachait le masque à la société, et me laissait entrevoir des vérités aussi incontestables que déplaisantes.

Non, jamais il n’y eut pareil amoureux.