Sa célébrité datait du
jour où il fit annuler le testament Shadwell[40].
Rien que pour cette affaire il avait reçu cinq cent mille dollars
d’honoraires, et à partir de ce moment, son ascension avait été
rapide comme celle d’une fusée. On le désignait souvent comme le
premier avocat du pays, avocat de consortiums, bien entendu, et
personne n’aurait manqué de le classer parmi les trois plus grands
hommes de loi des États-Unis.
Il se leva et commença à présenter Ernest en
phrases choisies qui comportaient une légère teinte d’ironie
sous-entendue. Positivement il y avait une facétie subtile dans la
présentation par le colonel Gilbert de ce réformateur social,
membre de la classe ouvrière. Je surpris des sourires dans
l’auditoire et j’en fus vexée. Je regardai Ernest et je sentis
croître son irritation. Il semblait n’éprouver aucun ressentiment
de ces fines pointes ; qui pis est, il ne me paraissait pas
s’en apercevoir. Il était assis, tranquille, massif et somnolent.
Il avait vraiment l’air bête. Une idée fugitive me traversa
l’esprit : se laisserait-il intimider par cet étalage imposant
de puissance monétaire et cérébrale ? Puis je me pris à
sourire. Il ne pouvait pas me tromper, moi : mais il trompait
les autres, comme il avait trompé Mlle Brentwood.
Celle-ci occupait un fauteuil au premier rang et plusieurs fois
elle tourna la tête vers l’une ou l’autre de ses connaissances pour
appuyer d’un sourire les allusions de l’orateur.
Le colonel ayant terminé, Ernest se leva et
commença à parler. Il débuta à voix basse, en phrases modestes et
entrecoupées de pauses, avec un embarras évident. Il raconta sa
naissance dans le monde ouvrier, son enfance passée dans une
ambiance sordide et misérable, où l’esprit et la chair se
trouvaient également affamés et torturés. Il décrivit les ambitions
et l’idéal de sa jeunesse, et sa conception du paradis où vivaient
les gens des classes supérieures.
« Je savais, dit-il, qu’au-dessus de moi
régnait un esprit d’altruisme, une pensée pure et noble, une vie
hautement intellectuelle. Je savais tout cela parce que j’avais lu
les romans de la Bibliothèque des Bains de mer[41], où
tous les hommes et toutes les femmes, à l’exception du traître et
de l’aventurière, pensaient de belles pensées, parlaient un beau
langage et accomplissaient des actes glorieux. Avec autant de foi
que je croyais au lever du soleil, j’étais certain qu’au-dessus de
moi se trouvait tout ce qu’il y a de beau, de noble et de généreux
dans le monde, tout ce qui donnait à la vie de la décence et de
l’honneur, tout ce qui la rendait digne d’être vécue, tout ce qui
récompensait les gens de leur travail et de leur misère. »
Il dépeignait ensuite sa vie à la filature,
son apprentissage de maréchal-ferrant et sa rencontre avec les
socialistes. Il avait découvert dans leurs rangs de vives
intelligences et des esprits remarquables, des ministres de
l’Évangile destitués parce que leur christianisme était trop large
pour aucune congrégation d’adorateurs du veau d’or, des professeurs
brisés sur la roue de la domesticité universitaire envers les
classes dominantes. Il définissait les socialistes comme des
révolutionnaires qui luttent pour renverser la société rationnelle
d’aujourd’hui, afin de construire avec ses matériaux la société
rationnelle de l’avenir. Il disait beaucoup d’autres choses qu’il
serait trop long d’écrire, mais je n’oublierai jamais comment il
décrivait sa vie parmi les révolutionnaires. Toute hésitation avait
disparu de son élocution, sa voix s’enflait forte et confiante,
s’affirmait éclatante comme lui-même et comme les pensées qu’il
versait à flots.
« Parmi ces révoltés je trouvai aussi une
foi fervente en l’humanité, un idéalisme ardent, les voluptés de
l’altruisme, de la renonciation et du martyre, toutes les réalités
splendides et pénétrantes de l’esprit. Ici, la vie était propre,
noble et vivante. J’étais en contact avec de grandes âmes qui
exaltaient la chair et l’esprit au-dessus des dollars et des cents,
et pour qui le faible gémissement de l’enfant souffreteux des
bouges a plus d’importance que toute la pompe et l’appareil de
l’expansion commerciale et de l’empire du monde. Je voyais partout
autour de moi la noblesse du but et l’héroïsme de l’effort, et mes
jours étaient ensoleillés et mes nuits étoilées. Je vivais dans le
feu et dans la rosée, et devant mes yeux flamboyait sans cesse le
saint Graal, le sang brûlant et humain du Christ, gage de secours
et de salut après la longue souffrance et les mauvais
traitements. »
Je l’avais déjà vu transfiguré devant moi, et
cette fois encore il m’apparut tel. Son front resplendissait de sa
divinité intérieure, et ses yeux brillaient davantage au milieu du
rayonnement dont il semblait drapé. Mais les autres ne voyaient pas
cette auréole, et j’attribuai ma vision aux larmes de joie et
d’amour dont mes yeux étaient obscurcis. En tous cas,
M. Wickson qui était derrière moi, n’en était pas affecté, car
je l’entendis lancer d’un ton ironique l’épithète
d’« Utopiste ! »[42].
Cependant Ernest racontait comment il s’était
élevé dans la société au point d’entrer en contact avec les classes
supérieures et de se frotter à des hommes intronisés dans les
hautes situations. Alors était venue pour lui la désillusion, et il
la dépeignit en termes peu flatteurs pour cet auditoire. La nature
grossière de leur argile l’avait surpris. Ici la vie ne lui
apparaissait plus noble et généreuse. Il était épouvanté de
l’égoïsme qu’il rencontrait. Ce qui l’avait étonné encore
davantage, c’était l’absence de vitalité intellectuelle.
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