Lui qui venait de quitter ses amis révolutionnaires, il se sentait choqué par la stupidité de la classe dominante. Puis, en dépit de leurs magnifiques églises et de leurs prédicateurs grassement payés, il avait découvert que ces maîtres, hommes et femmes, étaient des êtres grossièrement matériels. Ils babillaient bien sur leur cher petit idéal et leur chère petite morale, mais en dépit de ce verbiage, la tonique de leur vie était une note matérialiste. Ils étaient dépourvus de toute moralité réelle, comme celle que le Christ avait prêchée, mais qu’on n’enseignait plus aujourd’hui.

« J’ai rencontré des hommes qui, dans leurs diatribes contre la guerre, invoquaient le nom du Dieu de paix, et qui distribuaient des fusils entre les mains des Pinkertons[43] pour abattre les grévistes dans leurs propres usines. J’ai connu des gens que la brutalité des assauts de boxe mettait hors d’eux-mêmes, mais qui se faisaient complices des fraudes alimentaires par lesquelles périssent chaque année plus d’innocents que n’en massacra l’Hérode aux mains rouges. J’ai vu des piliers d’église qui souscrivaient de grosses sommes aux Missions étrangères, mais qui faisaient travailler des jeunes filles dix heures par jour dans leurs ateliers pour des salaires de famine, et par le fait encourageaient directement la prostitution.

« Tel monsieur respectable, aux traits affinés d’aristocrate, n’était qu’un homme de paille prêtant son nom à des sociétés dont le but secret était de dépouiller la veuve et l’orphelin. Tel autre qui parlait posément et sérieusement des beautés de l’idéalisme et de la bonté de Dieu, venait de rouler et de trahir ses associés dans une grosse affaire. Tel autre encore qui dotait de chaires les universités et contribuait à l’érection de magnifiques chapelles, n’hésitait pas à se parjurer devant les tribunaux pour des questions de dollars et de gros sous. Tel magnat des chemins de fer reniait sans vergogne sa parole donnée comme citoyen, comme homme d’honneur et comme chrétien, en accordant des ristournes secrètes, et il en accordait souvent.

« Ce directeur de journal qui publiait des annonces de remèdes brevetés me traita de sale démagogue parce que je le mettais au défi de publier un article disant la vérité au sujet de ces drogues[44]. Ce collectionneur de belles éditions qui patronnait la littérature, payait des pots de vin au patron brutal et illettré d’une mécanique municipale[45]. Tel sénateur était l’outil, l’esclave, la marionnette d’un patron de mécanique politique aux sourcils épais et à la lourde mâchoire ; il en était de même de tel gouverneur et de tel juge à la cour suprême. Tous trois voyageaient gratis en chemin de fer ; et, en outre, tel capitaliste à la peau luisante était le véritable propriétaire de la mécanique politique, du patron de la mécanique et des chemins de fer qui délivraient des laissez-passer.

« Et c’est ainsi qu’au lieu d’un paradis, je découvris l’aride désert du commercialisme. Je n’y aperçus que de la bêtise, sauf en ce qui concerne les affaires. Je ne rencontrai personne de propre, de noble et de vivant, si ce n’est de la vie dont grouille la pourriture. Tout ce que j’y trouvai fut un égoïsme monstrueux et sans cœur et un matérialisme grossier et glouton, aussi pratiqué que pratique. »

Ernest leur débita beaucoup d’autres vérités sur eux-mêmes et sur ses propres désillusions. Intellectuellement, ils l’avaient ennuyé ; moralement et spirituellement, ils l’avaient dégoûté ; si bien qu’il revint avec bonheur à ses révolutionnaires, qui du moins se montraient propres, nobles, vivants, qui étaient tout ce que les capitalistes ne sont pas.

Mais je dois dire que cette terrible diatribe les avait laissés froids. J’examinai leurs visages et je vis qu’ils conservaient un air de supériorité satisfaite. Je me souvins qu’Ernest m’avait prévenue : aucune accusation contre leur moralité ne pouvait les émouvoir. Je pus voir cependant que la hardiesse de son langage avait affecté Mlle Brentwood. Elle avait l’air ennuyée et inquiète.

– Et maintenant, déclara Ernest, je vais vous parler de cette révolution.

Il commença par en décrire l’armée, et lorsqu’il donna le chiffre de ses forces, d’après les résultats officiels du scrutin dans les divers pays, l’assemblée commença à s’agiter. Une expression d’attention fixa leurs visages, et je vis leurs lèvres se serrer. Enfin le gant de combat avait été jeté.

Il décrivit l’organisation internationale qui unissait le million et demi de socialistes des États-Unis aux vingt-trois millions et demi de socialistes répandus dans le reste du monde.

« Une telle armée de la révolution, forte de vingt-cinq millions d’hommes, peut arrêter et retenir l’attention des classes dominantes. Le cri de cette armée, c’est – Pas de quartier ! – Il nous faut tout ce que vous possédez. Nous ne nous contenterons de rien de moins. Nous voulons prendre entre nos mains les rênes du pouvoir et la destinée du genre humain. Voici nos mains, nos fortes mains ! Elles vous enlèveront votre gouvernement, vos palais et toute votre aisance dorée, et le jour viendra où vous devrez travailler de vos mains à vous pour gagner du pain, comme fait le paysan dans les champs ou le commis étiolé dans vos métropoles. Voici nos mains : regardez-les ; ce sont des poignes solides ! »

En disant cela il avançait ses puissantes épaules et allongeait ses deux grands bras, et ses poings de forgeron pétrissaient l’air comme des serres d’aigle. Il apparaissait comme le symbole du travail triomphant, les mains étendues pour écraser et déchirer ses exploiteurs. Je saisis dans l’auditoire un mouvement de recul presque imperceptible devant cette figure de la révolution, concrète, puissante et menaçante. Du moins les femmes se contractèrent et la crainte parut sur leurs visages. Il n’en fut pas de même chez les hommes.