Ceux-ci
appartenaient à l’ordre, non pas des riches désœuvrés, mais des
actifs, des batailleurs. Un grondement profond roula dans leurs
gorges, fit vibrer l’air un instant, puis s’apaisa. C’était le
prodrome de la hurle, et je devais l’entendre plusieurs fois ce
soir-là, – la manifestation de la brute s’éveillant dans l’homme,
ou de l’homme dans toute la sincérité de ses passions primitives.
Et ce bruit, ils n’avaient pas conscience de l’avoir produit.
C’était le grondement de la horde, expression de son instinct et sa
démonstration réflexe. Dans ce moment, en voyant leurs faces se
durcir et l’éclair de la lutte briller dans leurs yeux, je compris
que ces gens-là ne se laisseraient pas facilement arracher la
maîtrise du monde.
Ernest poursuivit son attaque. Il expliqua
l’existence de quinze cent mille révolutionnaires aux États-Unis,
en accusant la classe capitaliste d’avoir mal gouverné la société.
Après avoir esquissé la situation économique des hommes des
cavernes et des peuples sauvages de nos jours, qui n’avaient ni
outils ni machines et ne possédaient que leurs moyens naturels pour
produire l’unité de force individuelle, il traça le développement
de l’outillage et de l’organisation jusqu’au point actuel, où le
pouvoir producteur de l’individu civilisé est mille fois plus grand
que celui du sauvage.
« Cinq hommes suffisent présentement à
produire du pain pour un millier de leurs semblables. Un seul homme
peut produire des cotonnades pour deux cent cinquante personnes,
des tricots pour trois cents, des chaussures pour mille. On serait
tenté d’en conclure qu’avec une bonne administration de la société
le civilisé moderne devrait être beaucoup plus à l’aise que l’homme
préhistorique. En est-il ainsi ? Examinons la question. Il y a
aujourd’hui aux États-Unis quinze millions d’hommes[46] vivant dans la pauvreté : et par
pauvreté j’entends cette condition où, faute de nourriture et
d’abri convenables, le niveau de capacité de travail ne peut être
maintenu. Aujourd’hui, aux États-Unis, en dépit de toute votre
prétendue législation du travail, il y a trois millions d’enfants
employés comme travailleurs[47]. Leur
nombre a doublé en douze ans. Incidemment je vous demande pourquoi,
vous les gérants de la société, vous n’avez pas publié les chiffres
du recensement de 1910. Et je réponds pour vous, parce qu’ils vous
ont effrayés. Les statistiques de la misère auraient pu hâter la
révolution qui se prépare.
« J’en reviens à mon accusation. Si le
pouvoir de production de l’homme moderne est mille fois supérieur à
celui de l’homme des cavernes, pourquoi donc y a-t-il actuellement
aux États-Unis quinze millions de gens qui ne sont pas nourris ni
logés convenablement, et trois millions d’enfants qui
travaillent ? C’est une accusation sérieuse. La classe
capitaliste s’est rendue coupable de mauvaise administration. En
présence de ce fait, de ce double fait, que l’homme moderne vit
plus misérablement que son ancêtre sauvage alors que son pouvoir
producteur est mille fois plus grand, aucune autre conclusion n’est
possible sinon que la classe capitaliste a mal gouverné, que vous
êtes de mauvais administrateurs, de mauvais maîtres, et que votre
mauvaise gestion est un crime imputable à votre égoïsme. Et sur ce
point, ici, ce soir, face à face, vous ne pouvez pas me répondre à
moi, pas plus que votre classe entière ne peut répondre aux quinze
cent mille révolutionnaires des États-Unis. Vous ne pouvez pas
répondre, je vous en défie. Et j’ose dire dès maintenant que, quand
j’aurai fini, vous ne répondrez pas. Sur ce point-là, votre langue
est liée, si agile qu’elle puisse être sur d’autres sujets.
« Vous avez échoué dans votre gérance.
Vous avez fait de la civilisation un étal de boucher. Vous vous
êtes montrés avides et aveugles. Vous avez eu, et vous avez encore
aujourd’hui, l’audace de vous lever dans nos chambres législatives
et de déclarer qu’il serait impossible de faire des bénéfices sans
le travail des enfants, des bébés ! Oh ! ne m’en croyez
pas sur parole : tout cela est écrit, enregistré contre vous.
Vous avez endormi votre conscience avec des bavardages sur votre
bel idéal et votre chère morale. Vous voilà engraissés de puissance
et de richesse, enivrés de succès. Eh bien ! contre nous, vous
n’avez pas plus de chance que les frelons réunis autour des ruches,
quand les abeilles travailleuses s’élancent pour mettre fin à leur
existence repue. Vous avez échoué dans votre direction de la
société, et votre direction va vous être enlevée. Quinze cent mille
hommes de la classe ouvrière se font forts de gagner à leur cause
le reste de la masse laborieuse et de vous ravir la domination du
monde. C’est cela la révolution, mes maîtres. Arrêtez-la si vous en
êtes capables ! »
Pendant un laps de temps appréciable, l’écho
de sa voix résonna dans la grande salle. Puis s’enfla le profond
grondement déjà entendu et une douzaine d’hommes se levèrent en
hurlant et gesticulant pour attirer l’attention du président.
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