Vous n’avez pas répondu. Vous n’avez même pas essayé de répondre. Est-ce donc que vous n’ayez pas de réponse ? Vous êtes le champion de cet auditoire. Tout le monde ici, excepté moi, est suspendu à vos lèvres : ils attendent de vous cette réponse qu’ils ne peuvent pas donner eux-mêmes. Quant à moi, je vous l’ai déjà dit, je sais que non seulement vous ne pouvez pas répondre, mais que vous n’essaierez même pas de le faire.

– Ceci est intolérable, s’écria le colonel. C’est une insulte !

– Ce qui est intolérable, c’est que vous ne répondiez pas, répliqua gravement Ernest. Nul homme ne peut être insulté intellectuellement. L’insulte, de par sa nature, est une chose émotionnelle. Reprenez vos esprits. Donnez une réponse intellectuelle à mon accusation intellectuelle que la classe capitaliste a mal gouverné la société.

Le colonel garda le silence et se renferma dans une expression de supériorité renfrognée, comme quelqu’un qui ne veut pas se compromettre à discuter avec un vaurien.

– Ne soyez pas abattu, lui décocha Ernest. Consolez-vous en songeant qu’aucun membre de votre classe n’a jamais pu répondre à cette imputation.

Il se tourna vers les autres, impatients de prendre la parole.

– Et maintenant, voici l’occasion pour vous. Allez-y, et n’oubliez pas que je vous ai défiés tous ici de donner la réponse que le colonel Van Gilbert n’a pu fournir.

Il me serait impossible de rapporter tout ce qui fut dit au cours de cette discussion. Jamais je ne me serais imaginé la quantité de paroles qui peuvent être prononcées dans le bref espace de trois heures. En tous cas, ce fut superbe. Plus ses adversaires s’enflammaient, plus Ernest jetait de l’huile sur le feu. Il connaissait à fond un terrain encyclopédique, et d’un mot ou d’une phrase, comme d’une pointe finement maniée, il les piquait. Il soulignait et dénommait leurs fautes de raisonnement. Tel syllogisme était faux, telle conclusion n’avait aucun rapport avec les prémisses, telle prémisse était une imposture parce qu’elle avait été adroitement enveloppée dans la conclusion en vue. Ceci était une inexactitude, cela une présomption, et telle autre chose une assertion contraire à la vérité expérimentale imprimée dans tous les livres.

Parfois, il abandonnait l’épée pour la massue et assommait leur pensée à droite et à gauche. Toujours il réclamait des faits, et refusait de discuter des théories. Et les faits qu’il citait lui-même étaient désastreux pour eux. Dès qu’ils attaquaient la classe ouvrière, il répliquait :

– C’est le pot-au-feu reprochant sa noirceur à la bouilloire, mais cela ne vous lave pas de la saleté imputée à votre propre visage.

Et, à chacun et à tous, il disait :

– Pourquoi n’avez-vous pas réfuté mon accusation de mauvaise administration portée contre votre classe ? Vous avez parlé d’autres choses, et d’autres choses encore à propos de celles-là, mais vous ne m’avez pas répondu. Est-ce donc que vous ne pouvez pas trouver de réplique ?

Ce fut à la fin de la discussion que M. Wickson prit la parole. Il était le seul qui fut resté calme, et Ernest le traita avec une considération qu’il n’avait pas accordée aux autres.

« Aucune réponse n’est nécessaire, – dit M. Wickson avec une lenteur voulue. J’ai suivi toute cette discussion avec étonnement et répugnance. Oui, Messieurs, vous, Membres de ma propre classe, vous m’avez dégoûté. Vous vous êtes conduits comme des nigauds d’écoliers. Cette idée d’introduire dans une pareille discussion vos lieux-communs de morale et le tonnerre démodé du politicien vulgaire ! Vous ne vous êtes conduits ni comme des gens du monde, ni même comme des êtres humains, vous vous êtes laissés entraîner hors de votre classe, voire de votre espèce. Vous avez été bruyants et prolixes, mais vous n’avez fait que bourdonner comme des moustiques autour d’un ours. Messieurs, l’ours est là (montrant Ernest) dressé devant vous, et votre bourdonnement n’a fait que lui chatouiller les oreilles.

« Croyez-moi, la situation est sérieuse. L’ours a sorti ses pattes ce soir pour nous écraser. Il a dit qu’il y a quinze cent mille révolutionnaires aux États-Unis : c’est un fait. Il a dit que leur intention est de nous enlever notre gouvernement, nos palais, et toute notre aisance dorée : c’est encore un fait. Il est vrai aussi qu’un changement, un grand changement se prépare dans la société ; mais, heureusement, ce pourrait bien ne pas être le changement prévu par l’ours. L’ours a dit qu’il nous écraserait.