Le pouvoir sera l’arbitre. Il a toujours été l’arbitre. La lutte des classes est une question de force. Or de même que votre classe a renversé la vieille noblesse féodale, elle sera abattue par ma classe, par la classe des travailleurs. Et si vous voulez bien lire la biologie et la sociologie aussi correctement que vous avez lu l’histoire, vous vous convaincrez que cette fin est inévitable. Peu importe que ce soit dans un an, dans dix ou dans mille, – votre classe sera renversée. Et elle sera renversée par le pouvoir, par la force. Nous autres de l’armée du travail, nous avons ruminé ce mot au point que l’esprit nous en cuit. Le Pouvoir ! C’est vraiment le roi des mots, le dernier mot. »

Et ainsi se termina la soirée des Philomathes.

6. – Ébauches futuristes

Vers cette époque commencèrent à pleuvoir autour de nous, drus et rapides, les prodromes d’événements à venir.

Ernest avait déjà exprimé certains doutes sur le degré de prudence dont mon père faisait preuve en recevant chez lui des socialistes et travaillistes notoires, ou en assistant ouvertement à leurs réunions : mais père n’avait fait que rire du souci qu’il se donnait. Quant à moi, j’apprenais bien des choses à ce contact avec les chefs et les penseurs de la classe ouvrière. Je voyais le revers de la médaille. J’étais séduite par l’altruisme et le noble idéalisme que je rencontrais chez eux, en même temps qu’effrayée par l’immensité du nouveau domaine littéraire, philosophique, scientifique et social qui s’ouvrait devant moi. Je m’instruisais rapidement, mais pas assez vite pour comprendre dès lors le péril de notre situation.

Les avertissements ne me manquèrent pas, mais je n’y prenais point garde. Ainsi j’appris que Mme Pertonwaithe et Mme Wickson, dont l’influence était formidable dans notre ville universitaire, avaient émis l’opinion que pour une jeune personne, je me montrais trop empressée et trop décidée, avec une fâcheuse tendance à me mêler des affaires d’autrui. Je trouvai leur sentiment assez naturel, étant donné le rôle que j’avais joué près d’elles dans mon enquête sur l’affaire Jackson. Mais j’étais loin de comprendre l’importance réelle d’un avis de ce genre, énoncé par des arbitres d’une telle puissance sociale.

Je remarquai bien une certaine réserve dans mon cercle ordinaire de connaissances, mais je l’attribuai à la désapprobation que soulevait mon projet de mariage avec Ernest. C’est plus tard qu’Ernest me démontra comment cette attitude de mon entourage, loin d’être spontanée, était concertée et dirigée par des ressorts occultes.

– Vous avez abrité chez vous un ennemi de votre classe, me dit-il. Non seulement vous lui avez prêté asile, mais vous lui avez donné votre amour et confié votre personne. C’est une trahison envers le clan auquel vous appartenez ; n’espérez pas en esquiver la punition.

Mais, avant cela, un après-midi qu’Ernest était avec moi, Père revint tard à la maison, et nous nous aperçûmes qu’il était en colère, ou du moins dans un accès d’irritation philosophique. Il était rare qu’il sortît de ses gonds, mais il se permettait de temps à autre un certain degré de courroux mesuré. Il appelait cela un tonique.

Nous vîmes donc, dès son entrée dans la chambre, qu’il avait sa dose de colère tonique.

– Que pensez-vous de cela ? demanda-t-il. Je viens de luncher avec Wilcox !

Wilcox était le président en retraite de l’Université. Son esprit desséché était un magasin de lieux-communs qui avaient eu cours vers 1870 et qu’il n’avait jamais songé à mettre au point depuis cette époque.

– Il m’a invité. Il m’a envoyé chercher.

Père fit une pause. Nous attendions.

– Oh ! ça s’est passé très gentiment, je le reconnais ; mais j’ai été réprimandé. Moi ! Et par ce vieux fossile !

– Je parie savoir pourquoi vous avez été réprimandé, dit Ernest.

– Je vous le donne à deviner en trois coups, dit Père en riant.

– Je vais vous le dire du premier coup, répliqua Ernest. Et ce n’est pas une conjecture, mais une déduction. Vous avez été réprimandé pour votre vie privée.

– C’est cela même ! s’écria Père. Comment diable l’avez-vous deviné ?

– Je sais que cela devait arriver. Je vous en avais déjà averti.

– C’est pourtant vrai, dit Père en réfléchissant. Mais je ne pouvais pas le croire. En tout cas ce ne sera qu’un témoignage de plus, et des plus convaincants, à insérer dans mon livre.

– Ce n’est rien en comparaison de ce qui vous attend si vous persistez à recevoir chez vous tous ces socialistes et radicaux, y compris moi-même.

– C’est précisément ce que m’a reproché le vieux Wilcox, avec un tas de commentaires absurdes. Il m’a dit que je faisais preuve d’un goût douteux, que j’allais contre les traditions et les manières de l’Université, et qu’en tous cas je dépensais mon temps en pure perte. Il a ajouté bien d’autres choses non moins vagues.