En retour vous prêchez à vos patrons les bribes de
métaphysique qui leur sont particulièrement agréables, et qu’ils
trouvent acceptables parce qu’elles ne menacent pas l’ordre social
établi.
À ces mots il y eut une rumeur de protestation
autour de la table.
– Oh ! je ne mets pas en doute votre
sincérité, poursuivit Ernest. Vous êtes sincères. Ce que vous
prêchez, vous le croyez. C’est en cela que consiste votre force et
votre valeur aux yeux de la classe capitaliste. Si vous songiez à
modifier l’ordre établi, votre prédication deviendrait inacceptable
pour vos patrons et vous vous feriez mettre à la porte. De temps en
temps, quelques-uns d’entre vous sont ainsi congédiés. N’ai-je pas
raison ?[14]
Cette fois, il n’y eut pas de dissentiment.
Tous gardèrent un mutisme significatif, à l’exception du
Dr Hammerfield qui déclara :
– C’est quand leur manière de penser est
erronée qu’on leur demande leur démission.
– Ce qui revient à dire, quand leur
manière de penser est inacceptable. Aussi, je vous le dis en toute
sincérité, continuez à prêcher et à gagner votre argent, mais, pour
l’amour du ciel, laissez la classe ouvrière tranquille. Vous n’avez
rien de commun avec elle, vous appartenez au camp ennemi. Vos mains
sont blanches parce que d’autres travaillent pour vous. Vos
estomacs sont gavés et vos ventres ronds. (Ici le Dr
Ballingford fit une légère grimace et tout le monde regarda sa
corpulence prodigieuse. On disait que depuis des années il n’avait
pas vu ses pieds.) Et vos esprits sont bourrés d’un mortier de
doctrines qui sert à cimenter les arcs-boutants de l’ordre établi.
Vous êtes des mercenaires, sincères, je vous l’accorde, mais au
même titre que l’étaient les hommes de la Garde suisse sous
l’ancienne monarchie française. Soyez fidèles à ceux qui vous
donnent le pain et le sel, et la solde : soutenez de vos
prédications les intérêts de vos employeurs. Mais ne descendez pas
vers la classe ouvrière pour vous offrir en qualité de faux guides.
Vous ne sauriez vivre honnêtement dans les deux camps à la fois. La
classe ouvrière s’est passée de vous. Croyez-moi, elle continuera à
s’en passer. Et, en outre, elle s’en tirera mieux sans vous qu’avec
vous.
2. – Les défis
À peine les invités partis, mon père se laissa
tomber dans un fauteuil et s’abandonna aux éclats d’une gaîté
pantagruélique. Jamais, depuis la mort de ma mère, je ne l’avais
entendu rire de si bon cœur.
– Je parierais bien que le Dr
Hammerfield n’avait encore rien affronté de pareil de sa vie –
dit-il entre deux accès. – La courtoisie des controverses
ecclésiastiques ! As-tu remarqué qu’il a commencé comme un
agneau – c’est d’Everhard que je parle – pour se muer tout à coup
en un lion rugissant ? C’est un esprit magnifiquement
discipliné. Il aurait fait un savant de premier ordre si son
énergie eût été orientée dans ce sens.
Ai-je besoin d’avouer qu’Ernest Everhard
m’intéressait profondément, non seulement par ce qu’il avait pu
dire ou par sa façon de le dire, mais par lui-même, comme
homme ? Je n’en avais jamais rencontré de semblable, et c’est
pourquoi, je suppose, malgré mes vingt-quatre ans sonnés, je
n’étais pas encore mariée. En tout cas, je dus m’avouer qu’il me
plaisait, et que ma sympathie reposait sur autre chose que son
intelligence dans la discussion. En dépit de ses biceps, de sa
poitrine de boxeur, il me faisait l’effet d’un garçon candide. Sous
son déguisement de fanfaron intellectuel je devinais un esprit
délicat et sensitif. Ses impressions m’étaient transmises par des
voies que je ne puis définir autrement que comme mes intuitions
féminines.
Il y avait dans son appel de clairon quelque
chose qui m’était allé au cœur. Je croyais encore l’entendre et je
désirais l’entendre de nouveau. J’aurais eu plaisir à revoir dans
ses yeux cet éclair de gaîté qui démentait le sérieux impassible de
son visage. D’autres sentiments vagues mais plus profonds remuaient
en moi. Déjà je l’aimais presque.
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