Pourtant, si je ne l’avais jamais
revu, je suppose que ces sentiments imprécis se seraient effacés et
que je l’aurais oublié assez facilement.
Mais ce n’était pas ma destinée de ne jamais
le revoir. L’intérêt que mon père éprouvait depuis peu pour la
sociologie et les dîners qu’il donnait régulièrement, excluaient
cette éventualité. Père n’était pas un sociologue : sa
spécialité scientifique était la physique, et ses recherches dans
cette branche avaient été fructueuses. Son mariage l’avait rendu
parfaitement heureux. Mais, après la mort de ma mère, ses travaux
ne purent combler le vide. Il s’occupa de philosophie avec un
intérêt d’abord mitigé, puis grandissant de jour en jour : il
fut entraîné vers l’économie politique et la science sociale, et
comme il possédait un vif sentiment de justice, il ne tarda pas à
se passionner pour le redressement des torts. Je notai avec
gratitude ces indices d’un intérêt renaissant à la vie, sans me
douter où la nôtre allait être menée. Lui, avec l’enthousiasme d’un
adolescent, plongea tête baissée dans ses nouvelles recherches,
sans s’inquiéter le moins du monde où elles aboutiraient.
Habitué de longue date au laboratoire, il fit
de sa salle à manger un laboratoire social. Des gens de toutes
sortes et de toutes conditions s’y trouvèrent réunis, savants,
politiciens, banquiers, commerçants, professeurs, chefs
travaillistes, socialistes et anarchistes. Il les poussait à
discuter entre eux, puis analysait leurs idées sur la vie et sur la
société.
Il avait fait la connaissance d’Ernest peu de
temps avant « le soir des prédicants ». Après le départ
des convives, il me raconta comment il l’avait rencontré. Un soir,
dans une rue, il s’était arrêté pour écouter un homme qui, juché
sur une caisse à savon, discourait devant un groupe d’ouvriers.
C’était Ernest. Hautement prisé dans les conseils du parti
socialiste, il était considéré comme un de ses chefs, et reconnu
pour tel dans la philosophie du socialisme. Possédant le don de
présenter en langage simple et clair les questions les plus
abstraites, cet éducateur de naissance ne croyait pas déchoir en
montant sur la caisse à savon pour expliquer l’économie politique
aux travailleurs.
Mon père s’arrêta pour l’écouter, s’intéressa
au discours, prit rendez-vous avec l’orateur, et, la connaissance
faite, l’invita au dîner des révérends. Il me révéla ensuite
quelques renseignements qu’il avait pu recueillir sur son compte.
Ernest était fils d’ouvriers, bien qu’il descendît d’une vieille
famille, établie depuis plus de deux cents ans en Amérique[15]. À l’âge de dix ans il était allé
travailler en manufacture, et, plus tard, il avait fait son
apprentissage de maréchal ferrant. C’était un auto-didacte :
il avait étudié seul le français et l’allemand, et à cette époque
il gagnait médiocrement sa vie en traduisant des œuvres
scientifiques et philosophiques pour une maison précaire d’éditions
socialistes de Chicago. À ce salaire s’ajoutaient quelques droits
provenant de la vente restreinte de ses propres œuvres.
Voilà ce que j’appris de lui avant d’aller me
coucher, et je restai longtemps éveillée, écoutant de mémoire le
son de sa voix. Je m’effrayai de mes propres pensées. Il
ressemblait si peu aux hommes de ma classe, il me paraissait si
étranger, et si fort ! Sa maîtrise me charmait et me
terrifiait à la fois, et ma fantaisie vagabondait si bien que je me
surpris à l’envisager comme amoureux et comme mari. J’avais
toujours entendu dire que la force chez l’homme est une attraction
irrésistible pour les femmes ; mais celui-là était trop fort.
– Non, non ! m’écriai-je, c’est impossible ; absurde. –
Et le lendemain, en m’éveillant, je découvris en moi le désir de le
revoir, d’assister à sa victoire dans une nouvelle discussion, de
vibrer encore à son intonation de combat, de l’admirer dans toute
sa certitude et sa force, mettant en pièces leur suffisance et
secouant leur pensée hors de l’ornière. Qu’importait sa
fanfaronnade ? Selon ses propres termes, elle fonctionnait,
elle produisait des effets. En outre, elle était belle à voir,
excitante comme un début de bataille.
Plusieurs jours se passèrent, employés à lire
les livres d’Ernest, que père m’avait prêtés. Sa parole écrite
était comme sa pensée parlée, claire et convaincante. Sa simplicité
absolue vous persuadait lors même que vous doutiez encore. Il avait
le don de la lucidité. Son exposition du sujet était parfaite.
Pourtant, en dépit de son style, bien des choses me déplaisaient.
Il attachait trop d’importance à ce qu’il appelait la lutte des
classes, à l’antagonisme entre le travail et le capital, au conflit
des intérêts.
Père me raconta joyeusement l’appréciation du
Dr Hammerfield sur Ernest, « un insolent roquet,
gonflé de suffisance par un savoir insuffisant » et qu’il se
refusait à rencontrer de nouveau. Par contre, l’évêque Morehouse
s’était pris d’intérêt pour Ernest, et désirait vivement une
nouvelle entrevue. « Un jeune homme fort » avait-il
déclaré, « et vivant, bien vivant ; mais il est trop sûr,
trop sûr. »
Ernest revint un après-midi avec père.
L’évêque Morehouse était déjà arrivé, et nous prenions le thé sous
la véranda.
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