« Je suis sûr, me dit-il, que dans tous les grands hôtels
on a dû voir les juives américaines en chemise, serrant sur leur
sein décati le collier de perles qui leur permettra d’épouser un
duc décavé. L’hôtel Ritz, ces soirs-là, doit ressembler à l’Hôtel
du libre échange. »
Je demandai à Saint-Loup si cette guerre avait confirmé ce que
nous disions des guerres passées à Doncières. Je lui rappelai des
propos que lui-même avait oubliés, par exemple sur les pastiches
des batailles par les généraux à venir. « La feinte, lui
disais-je, n’est plus guère possible dans ces opérations qu’on
prépare d’avance avec de telles accumulations d’artillerie. Et ce
que tu m’as dit depuis sur les reconnaissances par les avions,
qu’évidemment tu ne pouvais pas prévoir, empêche l’emploi des ruses
napoléoniennes. – Comme tu te trompes, me répondit-il, cette
guerre, évidemment, est nouvelle par rapport aux autres et se
compose elle-même de guerres successives, dont la dernière est une
innovation par rapport à celle qui l’a précédée. Il faut s’adapter
à une formule nouvelle de l’ennemi pour se défendre contre elle, et
alors lui-même recommence à innover, mais, comme en toute chose
humaine, les vieux trucs prennent toujours. Pas plus tard qu’hier
au soir, le plus intelligent des critiques militaires
écrivait : « Quand les Allemands ont voulu délivrer la
Prusse orientale, ils ont commencé l’opération par une puissante
démonstration fort au sud contre Varsovie, sacrifiant dix mille
hommes pour tromper l’ennemi. Quand ils ont créé, au début de 1915,
la masse de manœuvre de l’archiduc Eugène pour dégager la Hongrie
menacée, ils ont répandu le bruit que cette masse était destinée à
une opération contre la Serbie. C’est ainsi qu’en 1800 l’armée qui
allait opérer contre l’Italie était essentiellement qualifiée
d’armée de réserve et semblait destinée non à passer les Alpes,
mais à appuyer les armées engagées sur les théâtres septentrionaux.
La ruse d’Hindenburg attaquant Varsovie pour masquer l’attaque
véritable sur les lacs de Mazurie est imitée d’un plan de Napoléon
de 1812. » Tu vois que M. Bidou reproduit presque les paroles
que tu me rappelles et que j’avais oubliées. Et comme la guerre
n’est pas finie, ces ruses-là se reproduiront encore et réussiront,
car on ne perce rien à jour, ce qui a pris une fois a pris parce
que c’était bon et prendra toujours. » Et en effet, bien
longtemps après cette conversation avec Saint-Loup, pendant que les
regards des Alliés étaient fixés sur Pétrograd, contre laquelle
capitale on croyait que les Allemands commençaient leur marche, ils
préparaient la plus puissante offensive contre l’Italie. Saint-Loup
me cita bien d’autres exemples de pastiches militaires, ou, si l’on
croit qu’il n’y a pas un art mais une science militaire,
d’application de lois permanentes. « Je ne veux pas dire, il y
aurait contradiction dans les mots, ajouta Saint-Loup, que l’art de
la guerre soit une science. Et s’il y a une science de la guerre,
il y a diversité, dispute et contradiction entre les savants.
Diversité projetée pour une part dans la catégorie du temps. Ceci
est assez rassurant, car, pour autant que cela est, cela n’indique
pas forcément erreur mais vérité qui évolue. » Il devait me
dire plus tard : « Vois dans cette guerre l’évolution des
idées sur la possibilité de la percée, par exemple. On y croit
d’abord, puis on vient à la doctrine de l’invulnérabilité des
fronts, puis à celle de la percée possible, mais dangereuse, de la
nécessité de ne pas faire un pas en avant sans que l’objectif soit
d’abord détruit (un journaliste péremptoire écrira que prétendre le
contraire est la plus grande sottise qu’on puisse dire), puis, au
contraire, à celle d’avancer avec une très faible préparation
d’artillerie, puis on en vient à faire remonter l’invulnérabilité
des fronts à la guerre de 1870 et à prétendre que c’est une idée
fausse pour la guerre actuelle, donc une idée d’une vérité
relative. Fausse dans la guerre actuelle à cause de l’accroissement
des masses et du perfectionnement des engins (voir Bidou du 2
juillet 1918), accroissement qui d’abord avait fait croire que la
prochaine guerre serait très courte, puis très longue, et enfin a
fait croire de nouveau à la possibilité des décisions victorieuses.
Bidou cite les Alliés sur la Somme, les Allemands vers Paris en
1918. De même à chaque conquête des Allemands on dit : le
terrain n’est rien, les villes ne sont rien, ce qu’il faut c’est
détruire la force militaire de l’adversaire. Puis les Allemands à
leur tour adoptent cette théorie en 1918 et alors Bidou explique
curieusement (2 juillet 1918) comment certains points vitaux,
certains espaces essentiels s’ils sont conquis décident de la
victoire. C’est, d’ailleurs, une tournure de son esprit. Il a
montré comment si la Russie était bouchée sur mer elle serait
défaite et qu’une armée enfermée dans une sorte de camp
d’emprisonnement est destinée à périr. »
Il faut dire pourtant que si la guerre n’avait pas modifié le
caractère de Saint-Loup, son intelligence, conduite par une
évolution où l’hérédité entrait pour une grande part, avait pris un
brillant que je ne lui avais jamais vu. Quelle distance entre le
jeune blondin qui jadis était courtisé par les femmes chic ou
aspirait à le devenir, et le discoureur, le doctrinaire qui ne
cessait de jouer avec les mots ! À une autre génération, sur
une autre tige, comme un acteur qui reprend le rôle joué jadis par
Bressant ou Delaunay, il était comme un successeur – rose, blond et
doré, alors que l’autre était mi-partie très noir et tout blanc –
de M. de Charlus. Il avait beau ne pas s’entendre avec son oncle
sur la guerre, s’étant rangé dans cette fraction de l’aristocratie
qui faisait passer la France avant tout tandis que M. de Charlus
était au fond défaitiste, il pouvait montrer à celui qui n’avait
pas vu le « créateur du rôle » comment on pouvait
exceller dans l’emploi de raisonneur. « Il paraît que
Hindenbourg c’est une révélation, lui dis-je. – Une vieille
révélation, me répondit-il du « tac au tac », ou une
future révélation. » Il aurait fallu, au lieu de ménager
l’ennemi, laisser faire Mangin, abattre l’Autriche et l’Allemagne
et européaniser la Turquie au lieu de montégriniser la France.
« Mais nous aurons l’aide des États-Unis, lui dis-je. – En
attendant, je ne vois ici que le spectacle des États désunis.
Pourquoi ne pas faire des concessions plus larges à l’Italie par la
peur de déchristianiser la France ? – Si ton oncle Charlus
t’entendait ! lui dis-je. Au fond tu ne serais pas fâché qu’on
offense encore un peu plus le Pape, et lui pense avec désespoir au
mal qu’on peut faire au trône de François-Joseph.
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