Il se dit,
d’ailleurs, en cela dans la tradition de Talleyrand et du Congrès
de Vienne. – L’ère du Congrès de Vienne est révolue, me
répondit-il ; à la diplomatie secrète il faut opposer la
diplomatie concrète. Mon oncle est au fond un monarchiste
impénitent à qui on ferait avaler des carpes comme Mme Molé ou des
escarpes comme Arthur Meyer, pourvu que carpes et escarpes fussent
à la Chambord. Par haine du drapeau tricolore, je crois qu’il se
rangerait plutôt sous le torchon du Bonnet rouge, qu’il prendrait
de bonne foi pour le Drapeau blanc. » Certes, ce n’était que
des mots et Saint-Loup était loin d’avoir l’originalité quelquefois
profonde de son oncle. Mais il était aussi affable et charmant de
caractère que l’autre était soupçonneux et jaloux. Et il était
resté charmant et rose comme à Balbec, sous tous ses cheveux d’or.
La seule chose où son oncle ne l’eût pas dépassé était cet état
d’esprit du faubourg Saint-Germain dont sont empreints ceux qui
croient s’en être le plus détachés et qui leur donne à la fois ce
respect des hommes intelligents pas nés (qui ne fleurit vraiment
que dans la noblesse et rend les révolutions si injustes) et cette
niaise satisfaction de soi. De par ce mélange d’humilité et
d’orgueil, de curiosité d’esprit acquise et d’autorité innée, M. de
Charlus et Saint-Loup, par des chemins différents et avec des
opinions opposées, étaient devenus, à une génération d’intervalle,
des intellectuels que toute idée nouvelle intéresse et des causeurs
de qui aucun interrupteur ne peut obtenir le silence. De sorte
qu’une personne un peu médiocre pouvait les trouver l’un et
l’autre, selon la disposition où elle se trouvait, éblouissants ou
raseurs.
Tout en me rappelant la visite de Saint-Loup j’avais marché,
puis, pour aller chez Mme Verdurin, fait un long crochet ;
j’étais presque au pont des Invalides. Les lumières, assez peu
nombreuses (à cause des gothas), étaient allumées un peu trop tôt,
car le changement d’heure avait été fait un peu trop tôt, quand la
nuit venait encore assez vite, mais stabilisé pour toute la belle
saison (comme les calorifères sont allumés et éteints à partir
d’une certaine date), et au-dessus de la ville nocturnement
éclairée, dans toute une partie du ciel – du ciel ignorant de
l’heure d’été et de l’heure d’hiver, et qui ne daignait pas savoir
que 8 h. ½ était devenu 9 h. ½ – dans toute une
partie du ciel bleuâtre il continuait à faire un peu jour. Dans
toute la partie de la ville que dominent les tours du Trocadéro, le
ciel avait l’air d’une immense mer nuance de turquoise qui se
retire, laissant déjà émerger toute une ligne légère de rochers
noirs, peut-être même de simples filets de pêcheurs alignés les uns
auprès des autres, et qui étaient de petits nuages. Mer en ce
moment couleur turquoise et qui emporte avec elle, sans qu’ils s’en
aperçoivent, les hommes entraînés dans l’immense révolution de la
terre, de la terre sur laquelle ils sont assez fous pour continuer
leurs révolutions à eux, et leurs vaines guerres, comme celle qui
ensanglantait en ce moment la France. Du reste, à force de regarder
le ciel paresseux et trop beau, qui ne trouvait pas digne de lui de
changer son horaire et au-dessus de la ville allumée prolongeait
mollement, en ces tons bleuâtres, sa journée qui s’attardait, le
vertige prenait : ce n’était plus une mer étendue, mais une
gradation verticale de bleus glaciers. Et les tours du Trocadéro
qui semblaient si proches des degrés de turquoise devaient en être
extrêmement éloignées, comme ces deux tours de certaines villes de
Suisse qu’on croirait dans le lointain voisines avec la pente des
cimes. Je revins sur mes pas, mais une fois quitté le pont des
Invalides, il ne faisait plus jour dans le ciel, il n’y avait même
guère de lumières dans la ville, et butant çà et là contre des
poubelles, prenant un chemin pour un autre, je me trouvai sans m’en
douter, en suivant machinalement un dédale de rues obscures, arrivé
sur les boulevards. Là, l’impression d’Orient que je venais d’avoir
se renouvela et, d’autre part, à l’évocation du Paris du Directoire
succéda celle du Paris de 1815. Comme en 1815 c’était le défilé le
plus disparate des uniformes des troupes alliées ; et, parmi
elles, des Africains en jupe-culotte rouge, des Hindous enturbannés
de blanc suffisaient pour que de ce Paris où je me promenais je
fisse toute une imaginaire cité exotique, dans un Orient à la fois
minutieusement exact en ce qui concernait les costumes et la
couleur des visages, arbitrairement chimérique en ce qui concernait
le décor, comme de la ville où il vivait, Carpaccio fit une
Jérusalem ou une Constantinople en y assemblant une foule dont la
merveilleuse bigarrure n’était pas plus colorée que celle-ci.
Marchant derrière deux zouaves qui ne semblaient guère se
préoccuper de lui, j’aperçus un homme gras et gros, en feutre mou,
en longue houppelande et sur la figure mauve duquel j’hésitai si je
devais mettre le nom d’un acteur ou d’un peintre également connus
pour d’innombrables scandales sodomistes. J’étais certain en tout
cas que je ne connaissais pas le promeneur, aussi fus-je bien
surpris, quand ses regards rencontrèrent les miens, de voir qu’il
avait l’air gêné et fit exprès de s’arrêter et de venir à moi comme
un homme qui veut montrer que vous ne le surprenez nullement en
train de se livrer à une occupation qu’il eût préféré laisser
secrète. Une seconde je me demandai qui me disait bonjour :
c’était M. de Charlus. On peut dire que pour lui l’évolution de son
mal ou la révolution de son vice était à ce point extrême où la
petite personnalité primitive de l’individu, ses qualités
ancestrales, sont entièrement interceptées par le passage en face
d’elles du défaut ou du mal générique dont ils sont accompagnés. M.
de Charlus était arrivé aussi loin qu’il était possible de
soi-même, ou plutôt il était lui-même si parfaitement masqué par ce
qu’il était devenu et qui n’appartenait pas à lui seul, mais à
beaucoup d’autres invertis, qu’à la première minute je l’avais pris
pour un autre d’entre eux, derrière ces zouaves, en plein
boulevard, pour un autre d’entre eux qui n’était pas M. de Charlus,
qui n’était pas un grand seigneur, qui n’était pas un homme
d’imagination et d’esprit et qui n’avait pour toute ressemblance
avec le baron que cet air commun à eux tous, et qui maintenant chez
lui, au moins avant qu’on se fût appliqué à bien regarder, couvrait
tout. C’est ainsi qu’ayant voulu aller chez Mme Verdurin j’avais
rencontré M. de Charlus. Et certes, je ne l’eusse pas comme
autrefois trouvé chez elle ; leur brouille n’avait fait que
s’aggraver et Mme Verdurin se servait même des événements présents
pour le discréditer davantage. Ayant dit depuis longtemps qu’elle
le trouvait usé, fini, plus démodé dans ses prétendues audaces que
les plus pompiers, elle résumait maintenant cette condamnation et
dégoûtait de lui toutes les imaginations en disant qu’il était
« avant-guerre ». La guerre avait mis entre lui et le
présent, selon le petit clan, une coupure qui le reculait dans le
passé le plus mort. D’ailleurs – et ceci s’adressait plutôt au
monde politique, qui était moins informé – elle le représentait
comme aussi « toc », aussi « à côté » comme
situation mondaine que comme valeur intellectuelle. « Il ne
voit personne, personne ne le reçoit », disait-elle à M.
Bontemps, qu’elle persuadait aisément.
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