Il y avait d’ailleurs du
vrai dans ces paroles. La situation de M. de Charlus avait changé.
Se souciant de moins en moins du monde, s’étant brouillé par
caractère quinteux et ayant, par conscience de sa valeur sociale,
dédaigné de se réconcilier avec la plupart des personnes qui
étaient la fleur de la société, il vivait dans un isolement relatif
qui n’avait pas, comme celui où était morte Mme de Villeparisis,
l’ostracisme de l’aristocratie pour cause, mais qui aux yeux du
public paraissait pire pour deux raisons. La mauvaise réputation,
maintenant connue, de M. de Charlus faisait croire aux gens peu
renseignés que c’était pour cela que ne le fréquentaient point les
gens que de son propre chef il refusait de fréquenter. De sorte que
ce qui était l’effet de son humeur atrabilaire semblait celui du
mépris des personnes à l’égard de qui elle s’exerçait. D’autre
part, Mme de Villeparisis avait eu un grand rempart : la
famille. Mais M. de Charlus avait multiplié entre elle et lui les
brouilles. Elle lui avait, d’ailleurs – surtout côté vieux
faubourg, côté Courvoisier – semblé inintéressante. Et il ne se
doutait guère, lui qui avait fait vers l’art, par opposition aux
Courvoisier, des pointes si hardies, que ce qui eût intéressé le
plus en lui un Bergotte, par exemple, c’était sa parenté avec tout
ce vieux faubourg, c’eût été le pouvoir de décrire la vie quasi
provinciale menée par ses cousines de la rue de la Chaise, à la
place du Palais-Bourbon et à la rue Garancière. Point de vue moins
transcendant et plus pratique, Mme Verdurin affectait de croire
qu’il n’était pas Français. « Quelle est sa nationalité
exacte, est-ce qu’il n’est pas Autrichien ? demandait
innocemment M. Verdurin. – Mais non, pas du tout, répondait la
comtesse Molé, dont le premier mouvement obéissait plutôt au bon
sens qu’à la rancune. – Mais non, il est Prussien, disait la
Patronne, mais je vous le dis, je le sais, il nous l’a assez répété
qu’il était membre héréditaire de la Chambre des Seigneurs de
Prusse et Durchlaucht. – Pourtant la reine de Naples m’avait dit… –
Vous savez que c’est une affreuse espionne, s’écriait Mme Verdurin
qui n’avait pas oublié l’attitude que la souveraine déchue avait
eue un soir chez elle. Je le sais et d’une façon précise, elle ne
vivait que de ça. Si nous avions un gouvernement plus énergique,
tout ça devrait être dans un camp de concentration. Et allez
donc ! En tout cas, vous ferez bien de ne pas recevoir ce joli
monde, parce que je sais que le Ministre de l’Intérieur a l’œil sur
eux, votre hôtel serait surveillé. Rien ne m’enlèvera de l’idée que
pendant deux ans Charlus n’a pas cessé d’espionner chez moi. »
Et pensant probablement qu’on pouvait avoir un doute sur l’intérêt
que pouvaient présenter pour le gouvernement allemand les rapports
les plus circonstanciés sur l’organisation du petit clan, Mme
Verdurin, d’un air doux et perspicace, en personne qui sait que la
valeur de ce qu’elle dit ne paraîtra que plus précieuse si elle
n’enfle pas la voix pour le dire : « Je vous dirai que
dès le premier jour j’ai dit à mon mari : Ça ne me va pas, la
façon dont cet homme s’est introduit chez moi. Ça a quelque chose
de louche. Nous avions une propriété au fond d’une baie, sur un
point très élevé. Il était sûrement chargé par les Allemands de
préparer là une base pour leurs sous-marins. Il y avait des choses
qui m’étonnaient et que maintenant je comprends. Ainsi au début il
ne pouvait pas venir par le train avec les autres habitués. Moi je
lui avais très gentiment proposé une chambre dans le château. Hé
bien, non, il avait préféré habiter Doncières où il y avait
énormément de troupe. Tout ça sentait l’espionnage à plein
nez. » Pour la première des accusations dirigées contre le
baron de Charlus, celle d’être passé de mode, les gens du monde ne
donnaient que trop aisément raison à Mme Verdurin. En fait, ils
étaient ingrats, car M.
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