de Guermantes ne m’avait certes pas donné l’impression de cet
adorable modèle des grâces juvéniles que ma grand’mère eût tant
voulu connaître et me proposait comme modèle inimitable d’après les
Mémoires de Mme de Beausergent. Mais il faut songer que Basin avait
alors sept ans, que l’écrivain était sa tante, et que même les
maris qui doivent divorcer quelques mois après vous font un grand
éloge de leur femme. Une des plus jolies poésies de Sainte-Beuve
est consacrée à l’apparition devant une fontaine d’une jeune enfant
couronnée de tous les dons et de toutes les grâces, la jeune Mlle
de Champlâtreux, qui ne devait pas avoir alors dix ans. Malgré
toute la tendre vénération que le poète de génie qu’est la comtesse
de Noailles portait à sa belle-mère, la duchesse de Noailles, née
Champlâtreux, il est possible, si elle avait eu à en faire le
portrait, que celui-ci eût contrasté assez vivement avec celui que
Sainte-Beuve en traçait cinquante ans plus tôt.
Ce qui eût peut-être été plus troublant, c’était l’entre-deux,
c’étaient ces gens desquels ce qu’on dit implique, chez eux, plus
que la mémoire qui a su retenir une anecdote curieuse, sans que
pourtant on ait, comme pour les Vinteuil, les Bergotte, le recours
de les juger sur leur œuvre ; ils n’en ont pas créé, ils en
ont seulement – à notre grand étonnement à nous qui les trouvions
si médiocres – inspiré. Passe encore que le salon qui, dans les
musées, donnera la plus grande impression d’élégance, depuis les
grandes peintures de la Renaissance, soit celui de la petite
bourgeoise ridicule que j’eusse, si je ne l’avais pas connue, rêvé
devant le tableau de pouvoir approcher dans la réalité, espérant
apprendre d’elle les secrets les plus précieux que l’art du
peintre, que sa toile ne me donnaient pas et de qui la pompeuse
traîne de velours et de dentelles est un morceau de peinture
comparable aux plus beaux du Titien. Si j’avais compris jadis que
ce n’est pas le plus spirituel, le plus instruit, le mieux
relationné des hommes, mais celui qui sait devenir miroir et peut
refléter ainsi sa vie, fût-elle médiocre, qui devient un Bergotte
(les contemporains le tinssent-ils pour moins homme d’esprit que
Swann et moins savant que Brichot), on peut souvent à plus forte
raison en dire autant des modèles de l’artiste. Dans l’éveil de
l’amour de la beauté, chez l’artiste, qui peut tout peindre, de
l’élégance où il pourra trouver de si beaux motifs, le modèle lui
sera fourni par des gens un peu plus riches que lui, chez qui il
trouvera ce qu’il n’a pas d’habitude dans son atelier d’homme de
génie méconnu qui vend ses toiles cinquante francs, un salon avec
des meubles recouverts de vieille soie, beaucoup de lampes, de
belles fleurs, de beaux fruits, de belles robes – gens modestes
relativement, ou qui le paraîtraient à des gens vraiment brillants
(qui ne connaissent même pas leur existence), mais qui, à cause de
cela, sont plus à portée de connaître l’artiste obscur, de
l’apprécier, de l’inviter, de lui acheter ses toiles, que les gens
de l’aristocratie qui se font peindre, comme le Pape et les chefs
d’État, par les peintres académiciens. La poésie d’un élégant foyer
et des belles toilettes de notre temps ne se trouvera-t-elle pas
plutôt, pour la postérité, dans le salon de l’éditeur Charpentier
par Renoir que dans le portrait de la princesse de Sagan ou de la
comtesse de la Rochefoucauld par Cotte ou Chaplin ? Les
artistes qui nous ont donné les plus grandes visions d’élégance en
ont recueilli les éléments chez des gens qui étaient rarement les
grands élégants de leur époque, lesquels se font rarement peindre
par l’inconnu porteur d’une beauté qu’ils ne peuvent pas distinguer
sur ses toiles, dissimulée qu’elle est par l’interposition d’un
poncif de grâce surannée qui flotte dans l’œil du public comme ces
visions subjectives que le malade croit effectivement posées devant
lui. Mais que ces modèles médiocres que j’avais connus eussent en
outre inspiré, conseillé certains arrangements qui m’avaient
enchanté, que la présence de tel d’entre eux dans les tableaux fût
plus que celle d’un modèle, mais d’un ami qu’on veut faire figurer
dans ses toiles, c’était à se demander si tous les gens que nous
regrettons de ne pas avoir connus parce que Balzac les peignait
dans ses livres ou les leur dédiait en hommage d’admiration, sur
lesquels Sainte-Beuve ou Baudelaire firent leurs plus jolis vers,
si, à plus forte raison, toutes les Récamier, toutes les Pompadour
ne m’eussent pas paru d’insignifiantes personnes, soit par une
infirmité de ma nature, ce qui me faisait alors enrager d’être
malade et de ne pouvoir retourner voir tous les gens que j’avais
méconnus, soit qu’elles ne dussent leur prestige qu’à une magie
illusoire de la littérature, ce qui forçait à changer de
dictionnaire pour lire et me consolait de devoir d’un jour à
l’autre, à cause des progrès que faisait mon état maladif, rompre
avec la société, renoncer au voyage, aux musées, pour aller me
soigner dans une maison de santé. Peut-être, pourtant, ce côté
mensonger, ce faux-jour n’existe-t-il dans les Mémoires que quand
ils sont trop récents, trop près des réputations, qui plus tard
s’anéantiront si vite, aussi bien intellectuelles que mondaines.
(Et si l’érudition essaye alors de réagir contre cet
ensevelissement, parvient-elle à détruire un sur mille de ces
oublis qui vont s’entassant ?)
Ces idées, tendant, les unes à diminuer, les autres à accroître
mon regret de ne pas avoir de dons pour la littérature, ne se
présentèrent plus à ma pensée pendant les longues années que je
passai à me soigner, loin de Paris, dans une maison de santé où,
d’ailleurs, j’avais tout à fait renoncé au projet d’écrire, jusqu’à
ce que celle-ci ne pût plus trouver de personnel médical, au
commencement de 1916. Je rentrai alors dans un Paris bien différent
de celui où j’étais déjà revenu une première fois, comme on le
verra tout à l’heure, en août 1914, pour subir une visite médicale,
après quoi j’avais rejoint ma maison de santé.
Chapitre 2
M. de Charlus pendant la guerre ; ses opinions, ses plaisirs
Un des premiers soirs dès mon nouveau retour à Paris en 1916,
ayant envie d’entendre parler de la seule chose qui m’intéressait
alors, la guerre, je sortis, après le dîner, pour aller voir Mme
Verdurin, car elle était, avec Mme Bontemps, une des reines de ce
Paris de la guerre qui faisait penser au Directoire. Comme par
l’ensemencement d’une petite quantité de levure, en apparence de
génération spontanée, des jeunes femmes allaient tout le jour
coiffées de hauts turbans cylindriques comme aurait pu l’être une
contemporaine de Mme Tallien. Par civisme, ayant des tuniques
égyptiennes droites, sombres, très « guerre », sur des
jupes très courtes, elles chaussaient des lanières rappelant le
cothurne selon Talma, ou de hautes guêtres rappelant celles de nos
chers combattants ; c’est, disaient-elles, parce qu’elles
n’oubliaient pas qu’elles devaient réjouir les yeux de ces
combattants qu’elles se paraient encore, non seulement de toilettes
« floues », mais encore de bijoux évoquant les armées par
leur thème décoratif, si même leur matière ne venait pas des
armées, n’avait pas été travaillée aux armées ; au lieu
d’ornements égyptiens rappelant la campagne d’Égypte, c’étaient des
bagues ou des bracelets faits avec des fragments d’obus ou des
ceintures de 75, des allume-cigarettes composés de deux sous
anglais, auxquels un militaire était arrivé à donner, dans sa
cagna, une patine si belle que le profil de la reine Victoria y
avait l’air tracé par Pisanello ; c’est encore parce qu’elles
y pensaient sans cesse, disaient-elles, qu’elles portaient à peine
le deuil quand l’un des leurs tombait, sous le prétexte qu’il était
« mêlé de fierté », ce qui permettait un bonnet de crêpe
anglais blanc (du plus gracieux effet et autorisant tous les
espoirs), dans l’invincible certitude du triomphe définitif, et
permettait ainsi de remplacer le cachemire d’autrefois par le satin
et la mousseline de soie, et même de garder ses perles, « tout
en observant le tact et la correction qu’il est inutile de rappeler
à des Françaises ».
Le Louvre, tous les musées étaient fermés, et quand on lisait en
tête d’un article de journal : « Une exposition
sensationnelle », on pouvait être sûr qu’il s’agissait d’une
exposition non de tableaux, mais de robes, de robes destinées,
d’ailleurs, à éveiller « ces délicates joies d’art dont les
Parisiennes étaient depuis trop longtemps sevrées ». C’est
ainsi que l’élégance et le plaisir avaient repris ;
l’élégance, à défaut des arts, cherchait à s’excuser comme ceux-ci
en 1793, année où les artistes exposant au Salon révolutionnaire
proclamaient que ce serait à tort qu’il paraîtrait « étrange à
d’austères républicains que nous nous occupions des arts quand
l’Europe coalisée assiège le territoire de la liberté ». Ainsi
faisaient en 1916 les couturiers qui, d’ailleurs, avec une
orgueilleuse conscience d’artistes, avouaient que « chercher
du nouveau, s’écarter de la banalité, préparer la victoire, dégager
pour les générations d’après la guerre une formule nouvelle du
beau, telle était l’ambition qui les tourmentait, la chimère qu’ils
poursuivaient, ainsi qu’on pouvait s’en rendre compte en venant
visiter leurs salons délicieusement installés rue de la… , où
effacer par une note lumineuse et gaie les lourdes tristesses de
l’heure semble être le mot d’ordre, avec la discrétion toutefois
qu’imposent les circonstances. Les tristesses de l’heure, il est
vrai, pourraient avoir raison des énergies féminines si nous
n’avions tant de hauts exemples de courage et d’endurance à
méditer. Aussi en pensant à nos combattants qui au fond de leur
tranchée rêvent de plus de confort et de coquetterie pour la chère
absente laissée au foyer, ne cesserons-nous pas d’apporter toujours
plus de recherche dans la création de robes répondant aux
nécessités du moment. La vogue, cela se conçoit, est surtout aux
maisons anglaises, donc alliées, et on raffole cette année de la
robe-tonneau dont le joli abandon nous donne à toutes un amusant
petit cachet de rare distinction. Ce sera même une des plus
heureuses conséquences de cette triste guerre, ajoutait le charmant
chroniqueur (en attendant la reprise des provinces perdues, le
réveil du sentiment national), ce sera même une des plus heureuses
conséquences de cette guerre que d’avoir obtenu de jolis résultats
en fait de toilette, sans luxe inconsidéré et de mauvais aloi, avec
très peu de chose, d’avoir créé de la coquetterie avec des riens. À
la robe du grand couturier éditée à plusieurs exemplaires on
préfère en ce moment les robes faites chez soi, parce qu’affirmant
l’esprit, le goût et les tendances indiscutables de chacun. »
Quant à la charité, en pensant à toutes les misères nées de
l’invasion, à tant de mutilés, il était bien naturel qu’elle fût
obligée de se faire « plus ingénieuse encore », ce qui
obligeait les dames à hauts turbans à passer la fin de l’après-midi
dans les thés autour d’une table de bridge, en commentant les
nouvelles du « front », tandis qu’à la porte les
attendaient leurs automobiles ayant sur le siège un beau militaire
qui bavardait avec le chasseur. Ce n’était pas, du reste, seulement
les coiffures surmontant les visages de leur étrange cylindre qui
étaient nouvelles. Les visages l’étaient aussi. Les dames à
nouveaux chapeaux étaient des jeunes femmes venues on ne savait
trop d’où et qui étaient la fleur de l’élégance, les unes depuis
six mois, les autres depuis deux ans, les autres depuis quatre. Ces
différences avaient, d’ailleurs, pour elles autant d’importance
qu’au temps où j’avais débuté dans le monde en avaient entre deux
familles comme les Guermantes et les La Rochefoucauld trois ou
quatre siècles d’ancienneté prouvée. La dame qui connaissait les
Guermantes depuis 1914 regardait comme une parvenue celle qu’on
présentait chez eux en 1916, lui faisait un bonjour de douairière,
la dévisageait de son face-à-main et avouait dans une moue qu’on ne
savait même pas au juste si cette dame était ou non mariée.
« Tout cela est assez nauséabond », concluait la dame de
1914, qui eût voulu que le cycle des nouvelles admissions s’arrêtât
après elle. Ces personnes nouvelles, que les jeunes gens trouvaient
fort anciennes, et que d’ailleurs certains vieillards qui n’avaient
pas été que dans le grand monde croyaient bien reconnaître pour ne
pas être si nouvelles que cela, n’offraient pas seulement à la
société les divertissements de conversation politique et de musique
dans l’intimité qui lui convenaient ; il fallait encore que ce
fussent elles qui les offrissent, car pour que les choses
paraissent nouvelles, même si elles sont anciennes, et même si
elles sont nouvelles, il faut en art, comme en médecine, comme en
mondanité, des noms nouveaux (ils étaient d’ailleurs nouveaux en
certaines choses). Ainsi Mme Verdurin était allée à Venise pendant
la guerre, mais comme ces gens qui veulent éviter de parler chagrin
et sentiment, quand elle disait que c’était épatant, ce qu’elle
admirait ce n’était ni Venise, ni Saint-Marc, ni les palais, tout
ce qui m’avait tant plu et dont elle faisait bon marché, mais
l’effet des projecteurs dans le ciel, des projecteurs sur lesquels
elle donnait des renseignements appuyés de chiffres. (Ainsi d’âge
en âge renaît un certain réalisme en réaction contre l’art admiré
jusque-là.) Le salon Sainte-Euverte était une étiquette défraîchie,
sous laquelle la présence des plus grands artistes, des ministres
les plus influents, n’eût attiré personne. On courait, au
contraire, pour écouter un mot prononcé par le secrétaire des uns
ou le sous-chef de cabinet des autres, chez les nouvelles dames à
turban, dont l’invasion ailée et jacassante emplissait Paris.
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