Les
dames du Premier Directoire avaient une reine qui était jeune et
belle et s’appelait Madame Tallien. Celles du second en avaient
deux qui étaient vieilles et laides et qui s’appelaient Mme
Verdurin et Mme Bontemps. Qui eût pu tenir rigueur à Mme Bontemps
que son mari eût joué un rôle, âprement critiqué par l’Écho de
Paris, dans l’affaire Dreyfus ? Toute la Chambre étant à
un certain moment devenue révisionniste, c’était forcément parmi
d’anciens révisionnistes, comme parmi d’anciens socialistes, qu’on
avait été obligé de recruter le parti de l’Ordre social, de la
Tolérance religieuse, de la Préparation militaire. On aurait
détesté autrefois M. Bontemps parce que les antipatriotes avaient
alors le nom de dreyfusards. Mais bientôt ce nom avait été oublié
et remplacé par celui d’adversaire de la loi de trois ans. M.
Bontemps était, au contraire, un des auteurs de cette loi, c’était
donc un patriote. Dans le monde (et ce phénomène social n’est,
d’ailleurs, qu’une application d’une loi psychologique bien plus
générale), les nouveautés coupables ou non n’excitent l’horreur que
tant qu’elles ne sont pas assimilées et entourées d’éléments
rassurants. Il en était du dreyfusisme comme du mariage de
Saint-Loup avec la fille d’Odette, mariage qui avait d’abord fait
crier. Maintenant qu’on voyait chez les Saint-Loup tous les gens
« qu’on connaissait », Gilberte aurait pu avoir les mœurs
d’Odette elle-même que, malgré cela, on y serait « allé »
et qu’on eût approuvé Gilberte de blâmer comme une douairière des
nouveautés morales non assimilées. Le dreyfusisme était maintenant
intégré dans une série de choses respectables et habituelles. Quant
à se demander ce qu’il valait en soi, personne n’y songeait, pas
plus pour l’admettre maintenant qu’autrefois pour le condamner. Il
n’était plus « shocking ». C’était tout ce qu’il fallait.
À peine se rappelait-on qu’il l’avait été, comme on ne sait plus au
bout de quelque temps si le père d’une jeune fille fut un voleur ou
non. Au besoin, on peut dire : « Non, c’est du
beau-frère, ou d’un homonyme que vous parlez, mais contre celui-là
il n’y a jamais eu rien à dire. » De même il y avait
certainement eu dreyfusisme et dreyfusisme, et celui qui allait
chez la duchesse de Montmorency et faisait passer la loi de trois
ans ne pouvait être mauvais. En tout cas, à tout péché miséricorde.
Cet oubli qui était octroyé au dreyfusisme l’était a
fortiori aux dreyfusards. Il n’y avait plus qu’eux, du reste,
dans la politique, puisque tous à un moment l’avaient été s’il
voulaient être du Gouvernement, même ceux qui représentaient le
contraire de ce que le dreyfusisme, dans sa choquante nouveauté,
avait incarné (au temps où Saint-Loup était sur une mauvaise
pente) : l’antipatriotisme, l’irréligion, l’anarchie, etc.
Ainsi le dreyfusisme de M. Bontemps, invisible et contemplatif
comme celui de tous les hommes politiques, ne se voyait pas plus
que les os sous la peau. Personne ne se fût rappelé qu’il avait été
dreyfusard, car les gens du monde sont distraits et oublieux, parce
qu’aussi il y avait de cela un temps fort long, et qu’ils
affectaient de croire plus long, car c’était une des idées les plus
à la mode de dire que l’avant-guerre était séparé de la guerre par
quelque chose d’aussi profond, simulant autant de durée qu’une
période géologique, et Brichot lui-même, ce nationaliste, quand il
faisait allusion à l’affaire Dreyfus disait : « Dans ces
temps préhistoriques ». À vrai dire, ce changement profond
opéré par la guerre était en raison inverse de la valeur des
esprits touchés, du moins à partir d’un certain degré, car, tout en
bas, les purs sots, les purs gens de plaisir ne s’occupaient pas
qu’il y eût la guerre. Mais tout en haut, ceux qui se sont fait une
vie intérieure ambiante ont peu d’égard à l’importance des
événements. Ce qui modifie profondément pour eux l’ordre des
pensées, c’est bien plutôt quelque chose qui semble en soi n’avoir
aucune importance et qui renverse pour eux l’ordre du temps en les
faisant contemporains d’un autre temps de leur vie. Un chant
d’oiseau dans le parc de Montboissier, ou une brise chargée de
l’odeur de réséda, sont évidemment des événements de moindre
conséquence que les plus grandes dates de la Révolution et de
l’Empire. Ils ont cependant inspiré à Chateaubriand, dans les
Mémoires d’Outre-tombe, des pages d’une valeur infiniment
plus grande.
M. Bontemps ne voulait pas entendre parler de paix avant que
l’Allemagne eût été réduite au même morcellement qu’au moyen âge,
la déchéance de la maison de Hohenzollern prononcée, Guillaume
ayant reçu douze balles dans la peau. En un mot, il était ce que
Brichot appelait un « Jusquauboutiste », c’était le
meilleur brevet de civisme qu’on pouvait lui donner. Sans doute,
les trois premiers jours, Mme Bontemps avait été un peu dépaysée au
milieu des personnes qui avaient demandé à Mme Verdurin à la
connaître, et ce fut d’un ton légèrement aigre que Mme Verdurin
répondit : « Le comte, ma chère », à Mme Bontemps
qui lui disait : « C’est bien le duc d’Haussonville que
vous venez de me présenter », soit par entière ignorance et
absence de toute association entre le nom Haussonville et un titre
quelconque, soit, au contraire, par excessive instruction et
association d’idées avec le « Parti des Ducs », dont on
lui avait dit que M. d’Haussonville était un des membres à
l’Académie. À partir du quatrième jour elle avait commencé d’être
solidement installée dans le faubourg Saint-Germain. Quelquefois
encore on voyait autour d’elle les fragments inconnus d’un monde
qu’on ne connaissait pas et qui n’étonnaient pas plus que des
débris de coquille autour du poussin, ceux qui savaient l’œuf d’où
Mme Bontemps était sortie.
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