Mais dès le quinzième jour, elle les
avait secoués, et avant la fin du premier mois, quand elle
disait : « Je vais chez les Lévi », tout le monde
comprenait, sans qu’elle eût besoin de préciser, qu’il s’agissait
des Lévis-Mirepoix, et pas une duchesse ne se serait couchée sans
avoir appris de Mme Bontemps ou de Mme Verdurin, au moins par
téléphone, ce qu’il y avait dans le communiqué du soir, ce qu’on y
avait omis, où on en était avec la Grèce, quelle offensive on
préparait, en un mot tout ce que le public ne saurait que le
lendemain ou plus tard, et dont on avait ainsi comme une sorte de
répétition des couturières. Dans la conversation, Mme Verdurin,
pour communiquer les nouvelles, disait : « nous » en
parlant de la France. « Hé bien, voici : nous exigeons du
roi de Grèce qu’il se retire du Péloponèse, etc. ; nous lui
envoyons, etc. » Et dans tous ses récits revenait tout le
temps le G.Q.G. (j’ai téléphoné au G.Q.G.), abréviation qu’elle
avait à prononcer le même plaisir qu’avaient naguère les femmes qui
ne connaissaient pas le prince d’Agrigente à demander en souriant,
quand on parlait de lui et pour montrer qu’elles étaient au
courant : « Grigri ? », un plaisir qui dans les
époques peu troublées n’est connu que par les mondains, mais que
dans ces grandes crises le peuple même connaît. Notre maître
d’hôtel, par exemple, si on parlait du roi de Grèce, était capable,
grâce aux journaux, de dire comme Guillaume II :
« Tino », tandis que jusque-là sa familiarité avec les
rois était restée plus vulgaire, ayant été inventée par lui, comme
quand jadis, pour parler du Roi d’Espagne, il disait :
« Fonfonse ». On peut remarquer, d’ailleurs, qu’au fur et
à mesure qu’augmenta le nombre des gens brillants qui firent des
avances à Mme Verdurin, le nombre de ceux qu’elle appelait les
« ennuyeux » diminua. Par une sorte de transformation
magique, tout ennuyeux qui était venu lui faire une visite et avait
sollicité une invitation devenait subitement quelqu’un d’agréable,
d’intelligent. Bref, au bout d’un an le nombre des ennuyeux était
réduit dans une proportion tellement forte, que la « peur et
l’impossibilité de s’ennuyer », qui avait tenu une si grande
place dans la conversation et joué un si grand rôle dans la vie de
Mme Verdurin, avait presque entièrement disparu. On eût dit que sur
le tard cette impossibilité de s’ennuyer (qu’autrefois, d’ailleurs,
elle assurait ne pas avoir éprouvée dans sa prime jeunesse) la
faisait moins souffrir, comme certaines migraines, certains asthmes
nerveux qui perdent de leur force quand on vieillit. Et l’effroi de
s’ennuyer eût sans doute entièrement abandonné Mme Verdurin, faute
d’ennuyeux, si elle n’avait, dans une faible mesure, remplacé ceux
qui ne l’étaient plus par d’autres recrutés parmi les anciens
fidèles. Du reste, pour en finir avec les duchesses qui
fréquentaient maintenant chez Mme Verdurin, elles venaient y
chercher, sans qu’elles s’en doutassent, exactement la même chose
que les dreyfusards autrefois, c’est-à-dire un plaisir mondain
composé de telle manière que sa dégustation assouvît les curiosités
politiques et rassasiât le besoin de commenter entre soi les
incidents lus dans les journaux. Mme Verdurin disait :
« Vous viendrez à 5 heures parler de la guerre », comme
autrefois « parler de l’affaire », et dans
l’intervalle : « Vous viendrez entendre Morel ». Or
Morel n’aurait pas dû être là, pour la raison qu’il n’était
nullement réformé. Simplement il n’avait pas rejoint et était
déserteur, mais personne ne le savait. Une autre étoile du salon
était « dans les choux », qui malgré ses goûts sportifs
s’était fait réformer. Il était devenu tellement pour moi l’auteur
d’une œuvre admirable à laquelle je pensais constamment que ce
n’est que par hasard, quand j’établissais un courant transversal
entre deux séries de souvenirs, que je songeais qu’il était celui
qui avait amené le départ d’Albertine de chez moi. Et encore ce
courant transversal aboutissait, en ce qui concernait ces reliques
de souvenirs d’Albertine, à une voie s’arrêtant en pleine friche à
plusieurs années de distance. Car je ne pensais plus jamais à elle.
C’était une voie non fréquentée de souvenirs, une ligne que je
n’empruntais plus. Tandis que les œuvres de « dans les
choux » étaient récentes et cette ligne de souvenirs
perpétuellement fréquentée et utilisée par mon esprit.
Je dois, du reste, dire que la connaissance du mari d’Andrée
n’était ni très facile ni très agréable à faire, et que l’amitié
qu’on lui vouait était promise à bien des déceptions. Il était, en
effet, à ce moment déjà fort malade et s’épargnait les fatigues
autres que celles qui lui paraissaient devoir peut-être lui donner
du plaisir. Or il ne classait parmi celles-là que les rendez-vous
avec des gens qu’il ne connaissait pas encore et que son ardente
imagination lui représentait sans doute comme ayant une chance
d’être différents des autres. Mais pour ceux qu’il connaissait
déjà, il savait trop bien comment ils étaient, comment ils
seraient, ils ne lui paraissaient plus valoir la peine d’une
fatigue dangereuse pour lui et peut-être mortelle. C’était, en
somme, un très mauvais ami. Et peut-être dans son goût pour des
gens nouveaux se retrouvait-il quelque chose de l’audace frénétique
qu’il portait jadis, à Balbec, aux sports, au jeu, à tous les excès
de table. Quant à Mme Verdurin, elle voulait à chaque fois me faire
faire la connaissance d’Andrée, ne pouvant admettre que je l’eusse
connue depuis longtemps. D’ailleurs Andrée venait rarement avec son
mari, mais elle était pour moi une amie admirable et sincère.
Fidèle à l’esthétique de son mari, qui était en réaction contre les
Ballets russes, elle disait du marquis de Polignac : « Il
a sa maison décorée par Bakst ; comment peut-on dormir là
dedans, j’aimerais mieux Dubufe. »
D’ailleurs les Verdurin, par le progrès fatal de l’esthétisme,
qui finit par se manger la queue, disaient ne pas pouvoir supporter
le modern style (de plus c’était munichois) ni les appartements
blancs et n’aimaient plus que les vieux meubles français dans un
décor sombre.
On fut très étonné à cette époque, où Mme Verdurin pouvait avoir
chez elle qui elle voulait, de lui voir faire indirectement des
avances à une personne qu’elle avait complètement perdue de vue,
Odette. On trouvait qu’elle ne pourrait rien ajouter au brillant
milieu qu’était devenu le petit groupe. Mais une séparation
prolongée, en même temps qu’elle apaise les rancunes, réveille
quelquefois l’amitié. Et puis le phénomène qui amène non seulement
les mourants à ne prononcer que des noms autrefois familiers, mais
les vieillards à se complaire dans leurs souvenirs d’enfance, ce
phénomène a son équivalent social. Pour réussir dans l’entreprise
de faire revenir Odette chez elle, Mme Verdurin n’employa pas, bien
entendu, les « ultras », mais les habitués moins fidèles
qui avaient gardé un pied dans l’un et l’autre salon.
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