Elle leur
disait : « Je ne sais pas pourquoi on ne la voit plus
ici. Elle est peut-être brouillée, moi pas. En somme, qu’est-ce que
je lui ai fait ? C’est chez moi qu’elle a connu ses deux
maris. Si elle veut revenir, qu’elle sache que les portes lui sont
ouvertes. » Ces paroles, qui auraient dû coûter à la fierté de
la Patronne si elles ne lui avaient pas été dictées par son
imagination, furent redites, mais sans succès. Mme Verdurin
attendit Odette sans la voir venir, jusqu’à ce que des événements
qu’on verra plus loin amenassent pour de tout autres raisons ce que
n’avait pu l’ambassade pourtant zélée des lâcheurs. Tant il est peu
de réussites faciles, et d’échecs définitifs.
Les choses étaient tellement les mêmes, tout en paraissant
différentes, qu’on retrouvait tout naturellement les mots
d’autrefois : « bien pensants, mal pensants ». Et de
même que les anciens communards avaient été antirévisionnistes, les
plus grands dreyfusards voulaient faire fusiller tout le monde et
avaient l’appui des généraux, comme ceux-ci au temps de l’affaire
avaient été contre Galliffet. À ces réunions, Mme Verdurin invitait
quelques dames un peu récentes, connues par les œuvres et qui les
premières fois venaient avec des toilettes éclatantes, de grands
colliers de perles qu’Odette, qui en avait un aussi beau, de
l’exhibition duquel elle-même avait abusé, regardait, maintenant
qu’elle était en « tenue de guerre » à l’imitation des
dames du faubourg, avec sévérité. Mais les femmes savent s’adapter.
Au bout de trois ou quatre fois elles se rendaient compte que les
toilettes qu’elles avaient crues chic étaient précisément
proscrites par les personnes qui l’étaient, elles mettaient de côté
leurs robes d’or et se résignaient à la simplicité.
Mme Verdurin disait : « C’est désolant, je vais
téléphoner à Bontemps de faire le nécessaire pour demain, on a
encore « caviardé » toute la fin de l’article de Norpois
et simplement parce qu’il laissait entendre qu’on avait
« limogé » Percin. » Car la bêtise courante faisait
que chacun tirait sa gloire d’user des expressions courantes, et
croyait montrer qu’elle était ainsi à la mode comme faisait une
bourgeoise en disant, quand on parlait de M. de Bréauté ou de
Charlus : « Qui ? Bebel de Bréauté, Mémé de
Charlus ? » Les duchesses font de même, d’ailleurs, et
avaient le même plaisir à dire « limoger » car, chez les
duchesses, c’est, pour les roturiers un peu poètes, le nom qui
diffère, mais elles s’expriment selon la catégorie d’esprit à
laquelle elles appartiennent et où il y a aussi énormément de
bourgeois. Les classes d’esprit n’ont pas égard à la naissance.
Tous ces téléphonages de Mme Verdurin n’étaient pas, d’ailleurs,
sans inconvénient. Quoique nous ayons oublié de le dire, le
« salon » Verdurin, s’il continuait en esprit et en
vérité, s’était transporté momentanément dans un des plus grands
hôtels de Paris, le manque de charbon et de lumière rendant plus
difficiles les réceptions des Verdurin dans l’ancien logis, fort
humide, des Ambassadeurs de Venise. Le nouveau salon ne manquait
pas, du reste, d’agrément. Comme à Venise la place, comptée à cause
de l’eau, commande la forme des palais, comme un bout de jardin
dans Paris ravit plus qu’un parc en province, l’étroite salle à
manger qu’avait Mme Verdurin à l’hôtel faisait d’une sorte de
losange aux murs éclatants de blancheur comme un écran sur lequel
se détachaient à chaque mercredi, et presque tous les jours, tous
les gens les plus intéressants, les plus variés, les femmes les
plus élégantes de Paris, ravis de profiter du luxe des Verdurin
qui, grâce à leur fortune, allait croissant à une époque où les
plus riches se restreignaient faute de toucher leurs revenus. La
forme donnée aux réceptions se trouvait modifiée sans qu’elles
cessassent d’enchanter Brichot, qui, au fur et à mesure que les
relations des Verdurin allaient s’étendant, y trouvait des plaisirs
nouveaux et accumulés dans un petit espace comme des surprises dans
un chausson de Noël. Enfin, certains jours, les dîneurs étaient si
nombreux que la salle à manger de l’appartement privé était trop
petite, on donnait le dîner dans la salle à manger immense d’en
bas, où les fidèles, tout en feignant hypocritement de déplorer
l’intimité d’en haut, étaient ravis au fond – en faisant bande à
part comme jadis dans le petit chemin de fer – d’être un objet de
spectacle et d’envie pour les tables voisines. Sans doute dans les
temps habituels de la paix une note mondaine subrepticement envoyée
au Figaro ou au Gaulois aurait fait savoir à plus
de monde que n’en pouvait tenir la salle à manger du Majestic que
Brichot avait dîné avec la duchesse de Duras. Mais depuis la
guerre, les courriéristes mondains ayant supprimé ce genre
d’informations (ils se rattrapaient sur les enterrements, les
citations et les banquets franco-américains), la publicité ne
pouvait plus exister que par ce moyen enfantin et restreint, digne
des premiers âges, et antérieur à la découverte de BookishMall.com, être
vu à la table de Mme Verdurin. Après le dîner on montait dans les
salons de la Patronne, puis les téléphonages commençaient. Mais
beaucoup de grands hôtels étaient, à cette époque, peuplés
d’espions qui notaient les nouvelles téléphonées par Bontemps avec
une indiscrétion que corrigeait seulement par bonheur le manque de
sûreté de ses informations, toujours démenties par l’événement.
Avant l’heure où les thés d’après-midi finissaient, à la tombée
du jour, dans le ciel encore clair, on voyait de loin de petites
taches brunes qu’on eût pu prendre, dans le soir bleu, pour des
moucherons ou pour des oiseaux. Ainsi quand on voit de très loin
une montagne on pourrait croire que c’est un nuage. Mais on est ému
parce qu’on sait que ce nuage est immense, à l’état solide, et
résistant. Ainsi étais-je ému parce que la tache brune dans le ciel
d’été n’était ni un moucheron, ni un oiseau, mais un aéroplane
monté par des hommes qui veillaient sur Paris. Le souvenir des
aéroplanes que j’avais vus avec Albertine dans notre dernière
promenade, près de Versailles, n’entrait pour rien dans cette
émotion, car le souvenir de cette promenade m’était devenu
indifférent.
À l’heure du dîner les restaurants étaient pleins et si, passant
dans la rue, je voyais un pauvre permissionnaire, échappé pour six
jours au risque permanent de la mort, et prêt à repartir pour les
tranchées, arrêter un instant ses yeux devant les vitrines
illuminées, je souffrais comme à l’hôtel de Balbec quand les
pêcheurs nous regardaient dîner, mais je souffrais davantage parce
que je savais que la misère du soldat est plus grande que celle du
pauvre, les réunissant toutes, et plus touchante encore parce
qu’elle est plus résignée, plus noble, et que c’est d’un hochement
de tête philosophe, sans haine, que, prêt à repartir pour la
guerre, il disait en voyant se bousculer les embusqués retenant
leurs tables : « On ne dirait pas que c’est la guerre
ici. » Puis à 9 h. ½, alors que personne n’avait
encore eu le temps de finir de dîner, à cause des ordonnances de
police on éteignait brusquement toutes les lumières et la nouvelle
bousculade des embusqués arrachant leurs pardessus aux chasseurs du
restaurant où j’avais dîné avec Saint-Loup un soir de perme avait
lieu à 9 h. 35 dans une mystérieuse pénombre de chambre où l’on
montre la lanterne magique, ou de salle de spectacle servant à
exhiber les films d’un de ces cinémas vers lesquels allaient se
précipiter dîneurs et dîneuses. Mais après cette heure-là, pour
ceux qui, comme moi, le soir dont je parle, étaient restés à dîner
chez eux, et sortaient pour aller voir des amis, Paris était, au
moins dans certains quartiers, encore plus noir que n’était le
Combray de mon enfance ; les visites qu’on se faisait
prenaient un air de visites de voisins de campagne. Ah ! si
Albertine avait vécu, qu’il eût été doux, les soirs où j’aurais
dîné en ville, de lui donner rendez-vous dehors, sous les arcades.
D’abord, je n’aurais rien vu, j’aurais eu l’émotion de croire
qu’elle avait manqué au rendez-vous, quand tout à coup j’eusse vu
se détacher du mur noir une de ses chères robes grises, ses yeux
souriants qui m’auraient aperçu, et nous aurions pu nous promener
enlacés sans que personne nous distinguât, nous dérangeât et
rentrer ensuite à la maison. Hélas, j’étais seul et je me faisais
l’effet d’aller faire une visite de voisin à la campagne, de ces
visites comme Swann venait nous en faire après le dîner, sans
rencontrer plus de passants dans l’obscurité de Tansonville, par ce
petit chemin de halage, jusqu’à la rue du Saint-Esprit, que je n’en
rencontrais maintenant dans les rues devenues de sinueux chemins
rustiques de la rue Clotilde à la rue Bonaparte. D’ailleurs, comme
ces fragments de paysage, que le temps qu’il fait modifie,
n’étaient plus contrariés par un cadre devenu nuisible, les soirs
où le vent chassait un grain glacial je me croyais bien plus au
bord de la mer furieuse, dont j’avais jadis tant rêvé, que je ne
m’y étais senti à Balbec ; et même d’autres éléments de nature
qui n’existaient pas jusque-là à Paris faisaient croire qu’on
venait, descendant du train, d’arriver pour les vacances, en pleine
campagne : par exemple le contraste de lumière et d’ombre
qu’on avait à côté de soi par terre les soirs de clair de lune.
Celui-ci donnait de ces effets que les villes ne connaissent pas,
même en plein hiver ; ses rayons s’étalaient sur la neige
qu’aucun travailleur ne déblayait plus, boulevard Haussmann, comme
ils eussent fait sur un glacier des Alpes. Les silhouettes des
arbres se reflétaient nettes et pures sur cette neige d’or bleuté,
avec la délicatesse qu’elles ont dans certaines peintures
japonaises ou dans certains fonds de Raphaël ; elles étaient
allongées à terre au pied de l’arbre lui-même, comme on les voit
souvent dans la nature au soleil couchant, quand celui-ci inonde et
rend réfléchissantes les prairies où des arbres s’élèvent à
intervalles réguliers.
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