de Charlus était en quelque sorte leur poète, celui qui avait su dégager dans la mondanité ambiante une sorte de poésie où il entrait de l’histoire, de la beauté, du pittoresque, du comique, de la frivole élégance. Mais les gens du monde, incapables de comprendre cette poésie, n’en voyant aucune dans leur vie, la cherchaient ailleurs et mettaient à mille pieds au-dessus de M. de Charlus des hommes qui lui étaient infiniment inférieurs, mais qui prétendaient mépriser le monde et, en revanche, professaient des théories de sociologie et d’économie politique. M. de Charlus s’enchantait à raconter des mots involontairement lyriques, et à décrire les toilettes savamment gracieuses de la duchesse de X… , la traitant de femme sublime, ce qui le faisait considérer comme une espèce d’imbécile par des femmes du monde qui trouvaient la duchesse de X… une sotte sans intérêt, que les robes sont faites pour être portées mais sans qu’on ait l’air d’y faire aucune attention, et qui, elles, plus intelligentes, couraient à la Sorbonne ou à la Chambre, si Deschanel devait parler. Bref, les gens du monde s’étaient désengoués de M. de Charlus, non pas pour avoir trop pénétré, mais sans avoir pénétré jamais sa rare valeur intellectuelle. On le trouvait « avant-guerre », démodé, car ceux-là mêmes qui sont le plus incapables de juger les mérites sont ceux qui pour les classer adoptent le plus l’ordre de la mode ; ils n’ont pas épuisé, pas même effleuré les hommes de mérite qu’il y avait dans une génération, et maintenant il faut les condamner tous en bloc car voici l’étiquette d’une génération nouvelle, qu’on ne comprendra pas davantage. Quant à la deuxième accusation, celle de germanisme, l’esprit juste-milieu des gens du monde la leur faisait repousser, mais elle avait trouvé un interprète inlassable et particulièrement cruel en Morel qui, ayant su garder dans les journaux, et même dans le monde, la place que M. de Charlus avait, en prenant, les deux fois, autant de peine, réussi à lui faire obtenir, mais non pas ensuite à lui faire retirer, poursuivait le baron d’une haine implacable ; c’était non seulement cruel de la part de Morel, mais doublement coupable, car quelles qu’eussent été ses relations exactes avec le baron, il avait connu de lui ce qu’il cachait à tant de gens, sa profonde bonté. M. de Charlus avait été avec le violoniste d’une telle générosité, d’une telle délicatesse, lui avait montré de tels scrupules de ne pas manquer à sa parole, qu’en le quittant l’idée que Charlie avait emportée de lui n’était nullement l’idée d’un homme vicieux (tout au plus considérait-il le vice du baron comme une maladie) mais de l’homme ayant le plus d’idées élevées qu’il eût jamais connu, un homme d’une sensibilité extraordinaire, une manière de saint. Il le niait si peu que, même brouillé avec lui, il disait sincèrement à des parents : « Vous pouvez lui confier votre fils, il ne peut avoir sur lui que la meilleure influence. » Aussi quand il cherchait par ses articles à le faire souffrir, dans sa pensée ce qu’il bafouait en lui ce n’était pas le vice, c’était la vertu. Un peu avant la guerre, de petites chroniques, transparentes pour ce qu’on appelait les initiés, avaient commencé à faire le plus grand tort à M. de Charlus. De l’une intitulée : « Les mésaventures d’une douairière en us, les vieux jours de la Baronne », Mme Verdurin avait acheté cinquante exemplaires pour pouvoir la prêter à ses connaissances, et M. Verdurin, déclarant que Voltaire même n’écrivait pas mieux, en donnait lecture à haute voix. Depuis la guerre le ton avait changé. L’inversion du baron n’était pas seule dénoncée, mais aussi sa prétendue nationalité germanique : « Frau Bosch », « Frau von den Bosch » étaient les surnoms habituels de M. de Charlus. Un morceau d’un caractère poétique avait ce titre emprunté à certains airs de danse dans Beethoven : « Une Allemande ». Enfin deux nouvelles : « Oncle d’Amérique et Tante de Francfort » et « Gaillard d’arrière » lues en épreuves dans le petit clan, avaient fait la joie de Brichot lui-même qui s’était écrié : « Pourvu que très haute et très puissante Anastasie ne nous caviarde pas ! » Les articles eux-mêmes étaient plus fins que ces titres ridicules. Leur style dérivait de Bergotte mais d’une façon à laquelle seul peut-être j’étais sensible, et voici pourquoi. Les écrits de Bergotte n’avaient nullement influé sur Morel. La fécondation s’était faite d’une façon toute particulière et si rare que c’est à cause de cela seulement que je la rapporte ici. J’ai indiqué en son temps la manière si spéciale que Bergotte avait, quand il parlait, de choisir ses mots, de les prononcer. Morel, qui l’avait longtemps rencontré, avait fait de lui alors des « imitations », où il contrefaisait parfaitement sa voix, usant des mêmes mots qu’il eût pris. Or maintenant, Morel pour écrire transcrivait des conversations à la Bergotte, mais sans leur faire subir cette transposition qui en eût fait du Bergotte écrit. Peu de personnes ayant causé avec Bergotte, on ne reconnaissait pas le ton, qui différait du style. Cette fécondation orale est si rare que j’ai voulu la citer ici. Elle ne produit, d’ailleurs, que des fleurs stériles.

Morel qui était au bureau de la presse et dont personne ne connaissait la situation irrégulière affectait de trouver, son sang français bouillant dans ses veines comme le jus des raisins de Combray, que c’était peu de chose que d’être dans un bureau pendant la guerre et feignait de vouloir s’engager (alors qu’il n’avait qu’à rejoindre) pendant que Mme Verdurin faisait tout ce qu’elle pouvait pour lui persuader de rester à Paris. Certes, elle était indignée que M. de Cambremer, à son âge, fût dans un état-major, et de tout homme qui n’allait pas chez elle elle disait : « Où est-ce qu’il a encore trouvé le moyen de se cacher celui-là ? », et si on affirmait que celui-là était en première ligne depuis le premier jour, répondait sans scrupule de mentir ou peut-être par habitude de se tromper : « Mais pas du tout, il n’a pas bougé de Paris, il fait quelque chose d’à peu près aussi dangereux que de promener un ministre, c’est moi qui vous le dis, je vous en réponds, je le sais par quelqu’un qui l’a vu » ; mais pour les fidèles ce n’était pas la même chose, elle ne voulait pas les laisser partir, considérant la guerre comme une grande « ennuyeuse » qui les faisait la lâcher ; aussi faisait-elle toutes les démarches pour qu’ils restassent, ce qui lui donnerait le double plaisir de les avoir à dîner et, quand ils n’étaient pas encore arrivés ou déjà partis, de flétrir leur inaction.