Encore fallait-il que le fidèle se prêtât à
cet embusquage, et elle était désolée de voir Morel feindre de
vouloir s’y montrer récalcitrant ; aussi lui
disait-elle : « Mais si, vous servez dans ce bureau, et
plus qu’au front. Ce qu’il faut, c’est d’être utile, faire vraiment
partie de la guerre, en être. Il y a ceux qui en sont et les
embusqués. Eh bien, vous, vous en êtes, et, soyez tranquille, tout
le monde le sait, personne ne vous jette la pierre. » Telle
dans des circonstances différentes, quand pourtant les hommes
n’étaient pas aussi rares et qu’elle n’était pas obligée comme
maintenant d’avoir surtout des femmes, si l’un d’eux perdait sa
mère, elle n’hésitait pas à lui persuader qu’il pouvait sans
inconvénient continuer à venir à ses réceptions. « Le chagrin
se porte dans le cœur. Vous voudriez aller au bal (elle n’en
donnait pas), je serais la première à vous le déconseiller, mais
ici, à mes petits mercredis ou dans une baignoire, personne ne s’en
étonnera. On sait bien que vous avez du chagrin… » Maintenant
les hommes étaient plus rares, les deuils plus fréquents, inutiles
même à les empêcher d’aller dans le monde, la guerre suffisait.
Elle voulait leur persuader qu’ils étaient plus utiles à la France
en restant à Paris, comme elle leur eût assuré autrefois que le
défunt eût été plus heureux de les voir se distraire. Malgré tout
elle avait peu d’hommes, peut-être regrettait-elle parfois d’avoir
consommé avec M. de Charlus une rupture sur laquelle il n’y avait
plus à revenir.
Mais si M. de Charlus et Mme Verdurin ne se fréquentaient plus,
chacun – avec quelques petites différences sans grande importance –
continuait, comme si rien n’avait changé, Mme Verdurin à recevoir,
M. de Charlus à aller à ses plaisirs : par exemple, chez Mme
Verdurin, Cottard assistait maintenant aux réceptions dans un
uniforme de colonel de « l’île du Rêve », assez semblable
à celui d’un amiral haïtien et sur le drap duquel un large ruban
bleu ciel rappelait celui des « Enfants de Marie » ;
quant à M. de Charlus, se trouvant dans une ville d’où les hommes
déjà faits, qui avaient été jusqu’ici son goût, avaient disparu, il
faisait comme certains Français, amateurs de femmes en France et
vivant aux colonies : il avait, par nécessité d’abord, pris
l’habitude et ensuite le goût des petits garçons.
Encore le premier de ces traits caractéristiques du salon
Verdurin s’effaça-t-il assez vite, car Cottard mourut bientôt
« face à l’ennemi », dirent les journaux, bien qu’il
n’eût pas quitté Paris, mais se fût, en effet, surmené pour son
âge, suivi bientôt par M. Verdurin, dont la mort chagrina une seule
personne qui fut, le croirait-on, Elstir. J’avais pu étudier son
œuvre à un point de vue en quelque sorte absolu. Mais lui, surtout
au fur et à mesure qu’il vieillissait, la reliait
superstitieusement à la société qui lui avait fourni ses modèles
et, après s’être ainsi, par l’alchimie des impressions, transformée
chez lui en œuvres d’art, lui avait donné son public, ses
spectateurs. De plus en plus enclin à croire matériellement qu’une
part notable de la beauté réside dans les choses, ainsi que, pour
commencer, il avait adoré en Mme Elstir le type de beauté un peu
lourde qu’il avait poursuivie, caressé dans des peintures, des
tapisseries, il voyait disparaître avec M. Verdurin un des derniers
vestiges du cadre social, du cadre périssable – aussi vite caduc
que les modes vestimentaires elles-mêmes qui en font partie – qui
soutient un art, certifie son authenticité, comme la Révolution en
détruisant les élégances du XVIIIe aurait pu désoler un
peintre de Fêtes galantes ou affliger Renoir la disparition de
Montmartre et du Moulin de la Galette ; mais surtout en M.
Verdurin il voyait disparaître les yeux, le cerveau, qui avaient eu
de sa peinture la vision la plus juste, où cette peinture, à l’état
de souvenir aimé, résidait en quelque sorte. Sans doute des jeunes
gens avaient surgi qui aimaient aussi la peinture, mais une autre
peinture, et qui n’avaient pas comme Swann, comme M. Verdurin, reçu
des leçons de goût de Whistler, des leçons de vérité de Monet, leur
permettant de juger Elstir avec justice. Aussi celui-ci se
sentait-il plus seul à la mort de M. Verdurin avec lequel il était
pourtant brouillé depuis tant d’années, et ce fut pour lui comme un
peu de la beauté de son œuvre qui s’éclipsait avec un peu de ce qui
existait dans l’univers de conscience de cette beauté.
Quant au changement qui avait affecté les plaisirs de M. de
Charlus, il resta intermittent. Entretenant une nombreuse
correspondance avec « le front » il ne manquait pas de
permissionnaires assez mûrs. En somme, d’une manière générale, Mme
Verdurin continua à recevoir et M. de Charlus à aller à ses
plaisirs comme si rien n’avait changé. Et pourtant depuis deux ans
l’immense être humain appelé France et dont, même au point de vue
purement matériel, on ne ressent la beauté colossale que si on
aperçoit la cohésion des millions d’individus qui comme des
cellules aux formes variées le remplissent, comme autant de petits
polygones intérieurs, jusqu’au bord extrême de son périmètre, et si
on le voit à l’échelle où un infusoire, une cellule, verrait un
corps humain, c’est-à-dire grand comme le Mont Blanc, s’était
affronté en une gigantesque querelle collective avec cet autre
immense conglomérat d’individus qu’est l’Allemagne. Au temps où je
croyais ce qu’on disait, j’aurais été tenté, en entendant
l’Allemagne, puis la Bulgarie, puis la Grèce protester de leurs
intentions pacifiques, d’y ajouter foi. Mais depuis que la vie avec
Albertine et avec Françoise m’avait habitué à soupçonner chez elles
des pensées, des projets qu’elles n’exprimaient pas, je ne laissais
aucune parole juste en apparence de Guillaume II, de Ferdinand de
Bulgarie, de Constantin de Grèce, tromper mon instinct qui devinait
ce que machinait chacun d’eux. Et sans doute mes querelles avec
Françoise, avec Albertine, n’avaient été que des querelles
particulières, n’intéressant que la vie de cette petite cellule
spirituelle qu’est un être. Mais de même qu’il est des corps
d’animaux, des corps humains, c’est-à-dire des assemblages de
cellules dont chacun par rapport à une seule est grand comme une
montagne, de même il existe d’énormes entassements organisés
d’individus qu’on appelle nations ; leur vie ne fait que
répéter en les amplifiant la vie des cellules composantes ; et
qui n’est pas capable de comprendre le mystère, les réactions, les
lois de celles-ci, ne prononcera que des mots vides quand il
parlera des luttes entre nations.
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