J’espère bien que vous l’avez !

– Ma foi, non.

– Hein ? Comment ! Elle s’est échappée ?

– Par sa fenêtre.

– Mais il faut courir après elle ! Elle ne peut être que dans le jardin... Rappelez-vous, tout à l’heure, le chien de garde aboyait...

– Et si elle s’est enfuie ?

– Comment ?

– La porte de la ruelle ?

– Impossible !

– Pourquoi ?

– Depuis des années, c’est une porte qui ne sert pas. Il n’y a même plus de clef.

– Soit, reprit Bournef. Mais, cependant, nous n’allons pas organiser une battue avec des lanternes et ameuter tout le quartier, tout cela pour retrouver une femme...

– Oui, mais cette femme...

Le colonel Fakhi semblait exaspéré. Il se retourna vers le captif.

– Tu as de la chance, vieux coquin. Voilà deux fois qu’elle me file entre les doigts aujourd’hui, ta mijaurée ! Elle t’a raconté l’affaire de tantôt ? Ah ! s’il n’y avait pas eu là un sacré capitaine... que je retrouverai d’ailleurs, et qui me paiera son intervention...

Patrice serrait les poings avec rage. Il comprenait. Maman Coralie se cachait dans sa propre maison. Surprise par l’irruption des cinq individus, elle avait pu – au prix de quels efforts ! – descendre de sa fenêtre, longer la terrasse jusqu’au perron, gagner la partie de l’hôtel opposée aux chambres habitées, et se réfugier sur la galerie de cette bibliothèque d’où il lui était possible d’assister à la lutte terrible entreprise contre son mari.

« Son mari ! Son mari » pensa Patrice avec un frémissement.

Et s’il avait gardé encore un doute à ce sujet, les événements qui se précipitaient le lui enlevèrent aussitôt, car le chef se mit à ricaner :

– Oui, mon vieil Essarès, je puis te l’avouer, ta femme me plaît infiniment, et, comme je l’ai manquée cet après-midi, j’espérais bien, ce soir, aussitôt réglées mes affaires avec toi, en régler d’autres plus agréables avec elle. Sans compter qu’une fois en mon pouvoir, la petite me servait d’otage, et je ne te l’aurais rendue – sois-en sûr – qu’après exécution intégrale de notre accord. Et tu aurais marché droit, Essarès ! C’est que tu l’aimes passionnément, ta Coralie ! Et comme je t’approuve !

Il se dirigea vers la droite de la cheminée et, tournant un interrupteur, alluma une lampe électrique posée sous un réflecteur, entre la troisième et la quatrième fenêtre.

Il y avait là un tableau qui faisait pendant au portrait d’Essarès. Il était voilé. Le chef tira le rideau. Coralie apparut en pleine lumière.

– La reine de ces lieux ! L’enchanteresse ! L’idole ! La perle des perles ! Le diamant impérial d’Essarès bey, banquier ! Est-elle assez jolie ! Admire la forme délicate de sa figure, la pureté de cet ovale, et ce cou charmant, et ces épaules gracieuses. Essarès, il n’y a pas de favorite, en nos pays de là-bas, qui vaille ta Coralie ! la mienne bientôt ! car je saurai bien la retrouver. Ah ! Coralie ! Coralie !...

Patrice regarda la jeune femme, et il lui sembla qu’une rougeur de honte empourprait son visage.

Lui-même, à chaque mot d’injure, tressaillait d’indignation et de colère. C’était déjà pour lui la plus violente douleur que Coralie fût l’épouse d’un autre, et il s’ajoutait à cette douleur la rage de la voir ainsi exposée aux yeux de ces hommes et promise comme une proie impuissante à celui qui serait le plus fort.

Et, en même temps, il se demandait la cause pour laquelle Coralie restait dans cette salle. En supposant qu’elle ne pût sortir du jardin, elle pouvait cependant, étant libre d’aller et venir en cette partie de la maison, ouvrir quelque fenêtre et appeler au secours. Qui l’empêchait d’agir ainsi ? Certes, elle n’aimait pas son mari. Si elle l’eût aimé, elle aurait affronté tous les périls pour le défendre. Mais comment lui était-il possible de laisser torturer cet homme, bien plus, d’assister à son supplice, de contempler le plus affreux des spectacles et d’écouter les hurlements de sa souffrance ?

– Assez de bêtises ! s’écria le chef en ramenant le rideau. Coralie, tu seras ma récompense suprême, mais il faut te mériter. À l’œuvre, camarades, et finissons-en avec notre ami. Pour commencer, dix centimètres d’avance. Ça brûle, hein ! Essarès ? Mais tout de même , c’est encore supportable. Patiente, mon bon ami, patiente.

Il détacha le bras du captif, installa près de lui un petit guéridon sur lequel il mit un crayon et du papier, et reprit :

– Tout ce qu’il faut pour écrire. Puisque ton bâillon t’empêche de parler, écris. Tu n’ignores pas de quoi il s’agit, n’est-ce pas ? Quelques lettres griffonnées là-dessus, et tu es libre. Tu consens ? Non ? Camarades, dix centimètres de plus.

Il s’éloigna, et, se baissant sur le vieux secrétaire, en qui Patrice, à la faveur d’une lumière plus vive, avait effectivement reconnu le bonhomme qui accompagnait parfois Coralie jusqu’à l’ambulance, il lui dit :

– Toi, Siméon, il ne te sera fait aucun mal.