Lui aussi se jette dans des aventures pour découvrir la vérité ; seulement cette vérité il l’empoche.
Cela ne signifie d’ailleurs pas qu’il se pose en ennemi de la société. Au contraire, il dit de lui-même : « Je suis un bon bourgeois... Si on me volait ma montre, je crierais au voleur. » Il est donc, par goût, sociable et conservateur. Seulement, cet ordre qu’il juge nécessaire, qu’il approuve même, son instinct le pousse sans cesse à le bouleverser. Ce sont ses remarquables dons à « barboter » qui l’amènent fatalement à être malhonnête.
Mais il est, dans ses aventures, un autre élément d’intérêt important et qui me semble avoir le mérite de l’originalité. Je ne m’en suis pas rendu compte non plus tout de suite. D’ailleurs, en littérature on ne prévoit jamais ce que l’on doit faire : ce qui vient de nous, se forme en nous et nous est souvent une révélation à nous-mêmes. Il s’agit dans le cas d’Arsène Lupin de l’intérêt que présente la liaison du présent, dans ce qu’il a de plus moderne, avec le passé, surtout historique ou même légendaire, il ne s’agit pas de reconstituer des événements d’autrefois en les romançant, comme dans Alexandre Dumas, mais de découvrir la solution de problèmes très anciens. Arsène Lupin est continuellement mêlé à de tels mystères par le goût qu’il a de ces sortes de recherches.
D’où cette série d’aventures d’Arsène Lupin où les faits sont contemporains mais où l’énigme est historique. Par exemple, dans L’Île aux trente cercueils, il s’agit d’un rocher entouré de trente écueils. On l’appelle la Pierre-des-rois-de-Bohême ; mais personne ne sait pourquoi. La tradition prétend seulement qu’autrefois on amenait des malades sur cette pierre et qu’ils guérissaient. Arsène Lupin découvre qu’un navire qui apportait ce rocher de Bohême a échoué là du temps des druides, et que les miracles dont on parlait étaient dus au radium que contenait cette pierre (on sait, en effet, que la Bohême en est la plus grande productrice).
Établir un roman d’aventures policières sur de telles données, élève forcément le sujet ; et c’est une des raisons, j’imagine, qui ont concouru à rendre populaire et attachante la personnalité de ce Don Quichotte sans vergogne qu’est Arsène Lupin.
Maurice Leblanc
Le Petit Var, samedi 11 novembre 1933
Le triangle d’or
(Robert Laffont, coll. Bouquins, Paris, 1986.)
La pluie d’étincelles
Maman Coralie
Un peu avant que sonnât la demie de six heures, comme les ombres du soir devenaient plus épaisses, deux soldats atteignirent le petit carrefour, planté d’arbres, que forme en face du musée Galliera la rencontre de la rue de Chaillot et de la rue Pierre-Charron.
L’un portait la capote bleu horizon du fantassin ; l’autre, un Sénégalais, ces vêtements de laine beige, à large culotte et à veston cintré, dont on a habillé, depuis la guerre, les zouaves et les troupes d’Afrique. L’un n’avait plus qu’une jambe, la gauche ; l’autre, plus qu’un bras, le droit.
Ils firent le tour de l’esplanade, au centre de laquelle se dresse un joli groupe de Silènes, et s’arrêtèrent. Le fantassin jeta sa cigarette. Le Sénégalais la ramassa, en tira vivement quelques bouffées, la pressa, pour l’éteindre, entre le pouce et l’index et la mit dans sa poche.
Tout cela sans un mot.
Presque en même temps, de la rue Galliera, débouchèrent deux autres soldats, dont il eût été impossible de dire à quelle arme ils appartenaient, leur tenue militaire se composant des effets civils les plus disparates. Cependant, l’un arborait la chéchia du zouave ; l’autre, le képi de l’artilleur. Le premier marchait avec des béquilles, le second avec des cannes.
Ceux-là se tinrent auprès du kiosque qui s’élève au bord du trottoir.
Par les rues Pierre-Charron, Brignoles et de Chaillot, il en vint encore, isolément, trois : un chasseur à pied manchot, un sapeur qui boitait, un marsouin dont une hanche était comme tordue. Ils allèrent droit, chacun vers un arbre, auquel chacun s’appuya.
Entre eux, nulle parole ne fut échangée. Aucun de ces sept mutilés ne semblait connaître ses compagnons et ne semblait s’occuper ni même s’apercevoir de leur présence.
Debout derrière leurs arbres, ou derrière le kiosque, ou derrière le groupe de Silènes, ils ne bougeaient pas. Et les rares passants qui traversaient, en cette soirée du 3 avril 1915, ce carrefour peu fréquenté, que des réverbères encapuchonnés éclairaient à peine, ne s’attardaient pas à noter leurs silhouettes immobiles.
La demie de six heures sonna.
À ce moment, la porte d’une des maisons qui ont vue sur la place s’ouvrit. Un homme sortit de cette maison, referma la porte, franchit la rue de Chaillot et contourna l’esplanade.
C’était un officier, vêtu de kaki. Sous son bonnet de police rouge, orné de trois soutaches d’or, un large bandeau de linge enveloppait sa tête, cachant son front et sa nuque. L’homme était grand et très mince. Sa jambe droite se terminait par un pilon de bois muni d’une rondelle de caoutchouc. Il s’appuyait sur une canne.
Ayant quitté la place, il descendit sur la chaussée de la rue Pierre-Charron. Là, il se retourna et regarda posément, de plusieurs endroits.
Ce minutieux examen le ramena jusqu’à l’un des arbres de l’esplanade. Du bout de sa canne, il toucha doucement un ventre qui dépassait. Le ventre se rentra.
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