L’officier repartit.
Cette fois, il s’éloigna définitivement par la rue Pierre-Charron vers le centre de Paris. Il gagna ainsi l’avenue des Champs-Élysées, qu’il remonta sur le trottoir de gauche.
Deux cents pas plus loin, il y avait un vaste hôtel, transformé, ainsi que l’annonçait une banderole, en ambulance. L’officier se posta à quelque distance, de façon à n’être point vu de ceux qui en sortaient, et il attendit.
Les trois quarts, puis sept heures sonnèrent.
Il s’écoula encore quelques minutes.
Cinq personnes s’en allèrent de l’hôtel. Il y en eut encore deux autres. Enfin, une dame apparut au seuil du vestibule, une infirmière vêtue d’un grand manteau bleu que marquait la croix rouge.
– La voici, murmura l’officier.
Elle prit le chemin qu’il avait pris lui-même et gagna la rue Pierre-Charron, qu’elle suivit sur le trottoir de droite, se dirigeant ainsi vers le carrefour de la rue de Chaillot.
Elle avançait légèrement, le pas souple et cadencé. Le vent que heurtait sa course rapide gonflait le long voile bleu qui flottait autour de ses épaules. Malgré l’ampleur du manteau, on devinait le rythme de ses hanches et la jeunesse de son allure.
L’officier restait en arrière et marchait d’un air distrait, faisant des moulinets avec sa canne, ainsi qu’un promeneur qui flâne.
En cet instant, il n’y avait point d’autres personnes visibles, en cette partie de la rue, qu’elle et lui.
Mais, comme elle venait de traverser l’avenue Marceau, et bien avant que lui-même y parvînt, une automobile qui stationnait le long de l’avenue s’ébranla et se mit à rouler dans le même sens que la jeune femme, tout en gardant un intervalle qui ne se modifiait pas.
C’était un taxi-auto. Et l’officier remarqua deux choses : d’abord, qu’il y avait deux hommes à l’intérieur, et, ensuite, qu’un de ces hommes, dont il put distinguer un moment la figure barrée d’une forte moustache et surmontée d’un feutre gris, se tenait presque constamment penché en dehors de la portière, et s’entretenait avec le chauffeur.
L’infirmière, cependant, marchait sans se retourner. L’officier avait changé de trottoir et hâtait le pas, d’autant plus qu’il lui semblait que l’automobile accélérait sa vitesse, à mesure que la jeune femme approchait du carrefour.
De l’endroit où il se trouvait, l’officier embrassait d’un coup d’œil presque toute la petite place, et, quelle que fût l’acuité de son regard, il ne discernait rien dans l’ombre qui pût déceler la présence des sept mutilés. En outre, aucun passant. Aucune voiture. À l’horizon seulement, parmi les ténèbres des larges avenues qui se croisaient, deux tramways, leurs stores descendus, troublaient le silence.
La jeune femme, non plus, en admettant qu’elle fît attention aux spectacles de la rue, ne paraissait rien voir qui fût de nature à l’inquiéter. Elle ne donnait point le moindre signe d’hésitation. Et le manège de l’automobile qui la suivait ne devait pas l’avoir frappée davantage, car elle ne se retourna pas une seule fois.
L’auto, pourtant, gagnait du terrain. Aux abords de la place, dix à quinze mètres au plus la séparaient de l’infirmière, et lorsque celle-ci, toujours absorbée, parvint aux premiers arbres, l’auto se rapprocha d’elle encore, et, quittant le milieu de la chaussée, se mit à longer le trottoir, tandis que, du côté opposé à ce trottoir, à gauche par conséquent, celui des deux hommes qui se tenait en dehors avait ouvert la portière et descendait sur le marchepied.
L’officier traversa de nouveau, vivement, sans crainte d’être vu, tellement ces gens, au point où les choses en étaient, paraissaient insoucieux de tout ce qui n’était pas leur manœuvre. Il porta un sifflet à sa bouche. Il n’y avait point de doute que l’événement prévu ne fût près de se produire.
De fait, l’auto stoppa brusquement.
Par les deux portières, les deux hommes surgirent et bondirent sur le trottoir de la place, quelques mètres avant le kiosque.
Il y eut, en même temps, un cri de frayeur poussé par la jeune femme, et un coup de sifflet strident jeté par l’officier. Et, en même temps aussi, les deux hommes atteignaient et saisissaient leur proie, qu’ils entraînaient aussitôt vers la voiture, et les sept soldats blessés, semblant jaillir du tronc même des arbres qui les dissimulaient, couraient sus aux deux agresseurs.
La bataille dura peu. Ou plutôt, il n’y eut pas de bataille. Dès le début, le chauffeur du taxi, constatant qu’on ripostait à l’attaque, démarrait et filait au plus vite. Quant aux deux hommes, voyant leur entreprise manquée, se trouvant en face d’une levée de cannes et de béquilles menaçantes, et sous le canon d’un revolver que l’officier braquait sur eux, ils lâchèrent la jeune femme, firent quelques zigzags pour qu’on ne pût pas les viser, et se perdirent dans l’ombre de la rue Brignoles.
– Galope, Ya-Bon, commanda l’officier au Sénégalais manchot, et rapporte-m’en un par la peau du cou.
Il soutenait de son bras la jeune femme toute tremblante et qui paraissait près de s’évanouir. Il lui dit avec beaucoup de sollicitude :
– Ne craignez rien, maman Coralie, c’est moi, le capitaine Belval... Patrice Belval...
Elle balbutia :
– Ah ! c’est vous, capitaine...
– Oui, et ce sont tous vos amis réunis pour vous défendre, tous vos anciens blessés de l’ambulance que j’ai retrouvés à l’annexe des convalescents.
– Merci... merci...
Et elle ajouta, d’une voix qui frémissait :
– Les autres ? Ces deux hommes ?
– Envolés. Ya-Bon les poursuit.
– Mais que me voulaient-ils ? Et par quel miracle étiez-vous là ?
– On en causera plus tard, maman Coralie. Parlons de vous d’abord. Où faut-il vous conduire ? Tenez, vous devriez venir jusqu’ici... le temps de vous remettre et de prendre un peu de repos.
Avec l’aide d’un des soldats, il la poussait doucement vers la maison d’où lui-même était sorti trois quarts d’heure auparavant. La jeune femme s’abandonnait à sa volonté.
Ils entrèrent tous au rez-de-chaussée et passèrent dans un salon dont il alluma les lampes électriques et où brûlait un bon feu de bois.
– Asseyez-vous, dit-il.
Elle se laissa tomber sur un des sièges, et le capitaine donna des ordres.
– Toi, Poulard, va chercher un verre dans la salle à manger. Et toi, Ribrac, une carafe d’eau fraîche à la cuisine...
1 comment