Le vagabond immobile

MICHEL TOURNIER

JEAN-MAX TOUBEAU

LE VAGABOND IMMOBILE

nrf

© Éditions Gallimard, 1984.

 

Pendant des mois, j’ai reçu la visite de Jean-Max Toubeau. Il arrivait avec ses cartons, ses gommes et ses crayons, et entreprenait de croquer tout ce qui se présentait, chat, enfants, maison, jardin, et moi bien entendu. Ce petit livre est né de ces rencontres où l’immobilité du corps, à laquelle il m’obligeait, se compensait par des vagabondages de l’esprit et de la plume à travers mes souvenirs, mes réflexions et mes lectures.

M.T.

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Le bébé des voisins n’a que quelques semaines. Il pleure sans arrêt, jour et nuit. Au plus noir des ténèbres, cette petite plainte grêle me touche et me rassure. C’est la protestation du néant auquel on vient d’infliger l’existence.

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C’est le presbytère d’un minuscule village de la vallée de Chevreuse. Si je devais définir ses qualités les plus évidentes, je dirais : jalousie et entêtement. Après l’avoir traité quelques années en résidence secondaire, je m’y suis installé, comme on épouse une maîtresse. Depuis, ce sont bien des relations de type conjugal que j’entretiens avec cette grosse maison, honnête, sans fantaisie, posée à côté de l’église, et somme toute rassurante. Après vingt-cinq années de vie commune, sa jalousie n’a pas désarmé. Dès que je pars en voyage, il commence à s’y produire des accidents inexplicables : chutes de cadres, fuites d’eau, carreaux cassés, etc. Aussi se rappelle-t-elle à moi à travers les mers et les continents par des hantises abominables. Parfois de Vancouver, Bombay ou Bobodioulasso, je téléphone en catastrophe aux voisins, à des heures indues qu’explique le décalage horaire. Ils me répondent surpris. Mais non, tout va bien, il n’y a eu au presbytère ni incendie, ni cambriolage, et le village n’a pas été rasé par un séisme. Je raccroche à demi rassuré.

L’intérieur, je l’ai sécrété autour de moi en 25 x 365 = 9 125 jours, comme un escargot sa coquille. Sa complexité, son désordre, ses absurdités ne sont que l’envers de ma simplicité, de mon ordre, de mes raisons. Mais il ne peut être question de chambardements, de planchers surélevés, de murs de diverses couleurs, de sauna, de salle de bronzage. Pourtant, ce ne sont pas les pièces qui manquent. Un jour, j’ai fait venir l’un de ces messieurs qui d’un coup de baguette magique vous transforme votre cuisine en hutte finlandaise, ou en cabine de vaisseau spatial. Il a eu un regard circulaire de plus en plus navré, et il est reparti en secouant la tête.

Parfois il me vient une velléité de rupture, de libération. Vendre, tout bazarder, jeter des tonnes de vieilleries, et toutes les habitudes avec elles. Quel grand coup de jeune cela me donnerait ! Et puis à y songer de plus près, autant vouloir s’amputer d’un bras ou d’une jambe ! Ma maison et moi : un vieux couple soudé par la routine, pour toujours…

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Petit film de la télévision allemande dans mon jardin. Soudain nos propos sont accompagnés par un bruit de bêche. Je dis en montrant le mur qui nous sépare du cimetière : « Écoutez ! C’est un bruit métaphysique ! C’est notre fossoyeur qui creuse une tombe… »

 

Carmen à la télévision. Damien (neuf ans) suit parfaitement l’intrigue. Amour, jalousie, etc., tout lui semble familier. C’est une algèbre dont il connaît les termes et les ressorts. Mais interrogé plus avant sur ces sentiments, il avoue qu’ils ne correspondent à aucune expérience de sa part. Le discours amoureux est ainsi inculqué aux enfants comme un moule vide dans lequel ils n’auront plus, le moment venu, qu’à couler leurs sentiments.