Il y a sans doute une période intermédiaire où les sentiments vécus ne sont pas identifiés par l’enfant et tardent à remplir le moule. Jusqu’au jour où dans une illumination, l’enfant se dit : ah, c’est donc cela l’amour !

Quant à moi, je sais bien qu’à l’âge de Damien je n’avais plus grand-chose à apprendre des joies ni surtout des peines du cœur. Tout s’est joué pour moi à l’âge dit « de raison », ensuite ma psychologie s’est fixée de façon définitive, de telle sorte qu’une maturité monstrueusement précoce s’est muée peu à peu en une immaturité inguérissable. Je m’en sers comme d’un balcon du haut duquel je regarde avec ironie et nostalgie passer les couples.

 

Émission en direct à la télévision. Si je fais une conférence devant trois cents personnes, je suis impressionné par tous ces yeux, ces oreilles, ces esprits dont je suis l’objet. À la télévision, les quelque cinq millions de personnes qui me voient et m’entendent sont proprement inimaginables. Si j’en avais une image même vaguement approximative, je m’effondrerais, je volerais en éclats.

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Chêne. De l’autre côté du mur, un chêne triple, invisible il y a vingt-cinq ans, pousse ses trois troncs, élargit ses trois frondaisons, menace de bousculer la maçonnerie trop proche.

Ce matin, pour la première fois, j’observe un écureuil dans ses branches. Le chêne et l’écureuil. En allemand, l’écureuil se dit Eichhörnchen, c’est-à-dire « petite corne du chêne ». Encore faut-il que le chêne ait atteint une certaine maturité pour mériter son écureuil. L’écureuil est le poil du chêne, et n’apparaît qu’à l’époque de sa puberté.

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Toute la journée, les visites se sont succédé. Puis la nuit tombe, et il n’y a plus personne. Me voilà seul jusqu’à demain. Avec une joie mêlée d’angoisse, je me prépare à cette traversée de la nuit qui aura ses illuminations, ses pleurs, ses longs glissements dans la paix du corps, les fantasmagories des rêves et la douceur meurtrie des rêveries. C’est un voyage immobile où tout peut arriver, l’ange de la mort et celui qui donne l’étincelle créatrice, la lourde et noire déesse Melancholia et l’appel au secours d’un ami ou d’un voisin. Ma solitude nocturne est l’autre nom d’une immense attente qui est celle aussi bien du dormeur que du veilleur.

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Chat. On n’est pas plus sédentaire. Sacha est comme l’âme de la maison. Son adaptation à tous ses coins et recoins est confondante. Il peut disparaître à volonté et demeurer totalement introuvable, et soudain, il est à nouveau là, et quand je lui demande : « Mais enfin, où étais-tu ? » il lève vers moi ses yeux d’or pour me répondre : « Moi ? Mais je n’ai pas bougé ! » On devrait créer pour lui la notion de suradaptation, parce qu’il offre le spectacle du plus déchirant malheur si d’aventure on prétend l’emmener ailleurs. Pour un chat, un voyage est une catastrophe, un déménagement c’est la fin du monde. Quelle leçon me donne son enracinement total ici même !

Cela va loin, très loin. Mais pas plus loin en vérité que l’autre côté du mur. Cet autre côté, c’est le cimetière du village. La voilà bien l’absolue sédentarité ! Affinité troublante des mots : maison-musée, terre-cendre, jardin-cimetière. Kierkegaard = jardin d’église = cimetière. Et ces deux aspects du temps : d’un côté le temps linéaire de l’histoire pleine de cris et de fureurs, toujours nouvelle et imprévisible, de l’autre le temps saisonnier, circulaire, comme le cadran de l’horloge, fermé, car l’événement n’entre pas dans la ronde éternelle des saisons avec leurs quatre couleurs : verte, bleue, rousse et blanche.

P.-S. Sacha est de l’espèce dorée que les Chinois élevaient pour sa fourrure. On m’a mis en garde contre les amateurs de pelage de cette qualité qui pourraient bien un jour – ou une nuit – lui « faire la peau ».

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En rentrant je trouve un petit vieux dans mon jardin.