Il s’excuse de son sans-gêne, mais c’est qu’il a habité ma maison il y a cinquante ans. Il me révèle que l’eau du puits située à une bonne dizaine de mètres au-dessous du cimetière est polluée par les cadavres en décomposition. Je le fais entrer. Il trouve tout plus grand que de son temps. C’est sans doute l’effet de son ratatinement.

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G. Flaubert : Essuie tes pauvres yeux, et garde-les, non pour pleurer, mais pour voir. Car tout est là : voir. Tout est là pour comprendre, et c’est de comprendre surtout qu’il s’agit. Si tu voyais mieux, tu souffrirais moins et tu travaillerais plus.

 

Depuis deux jours, il fait sec et froid. Grand soleil. Chaque matin une belle chouette beige et blanc se pose en évidence sur une branche du sapin et semble prendre un bain de soleil. Nullement craintive. Je l’approche et la photographie. Elle tourne vers moi son visage plat et rond comme un disque de plumes, puis le détourne lentement, comme m’ayant accordé toute l’attention que je mérite.

 

Évangile selon saint Jean, le métaphysicien. « Au commencement était le Verbe… » Naissance métaphysique qui remplace la Nativité de saint Matthieu. Le logos, les eaux et la lumière remplacent la crèche, le bœuf et l’âne. Généalogie verticale : Jésus ne descend pas de David, mais du Verbe. Ensuite, c’est le témoignage de Jean-Baptiste, et c’est la même chose, mais devenue visuelle : « J’ai vu l’Esprit descendre du ciel comme une colombe, et il est demeuré sur lui. »

 

Pierre P. me dit : « Ma mère est morte depuis vingt ans. Or non seulement je l’aime toujours, mais elle continue aussi à m’aimer. C’est ainsi que je survis. »

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Nuages. Comment était cette terre il y a deux mille, dix mille ans, il est difficile de l’imaginer. Une vaste et moutonnante forêt sans doute. Du moins peut-on penser que le ciel, lui, n’a pas changé et qu’il est tel avec ses bleus, ses vapeurs et ses nuages que le voyaient nos plus lointains ancêtres. Est-ce bien sûr ? Car si les nuages n’ont pas changé depuis des millénaires, le regard des hommes s’est chargé de pouvoirs bien différents. S’agissant d’un milieu aussi fertile en créations religieuses et mythiques que le ciel, et aussi plastique à l’imagination, comment savoir ce que voyaient l’homme médiéval, l’homme antique, l’homme préhistorique en levant les yeux ?

 

Expérience. Le malheur, c’est que l’homme n’a pas assez de toute sa vie pour apprendre à vivre, et ce que j’apprends à cinquante ans m’est certes très utile à cinquante ans, mais m’aurait été encore bien plus utile quand j’avais vingt ans.

 

Je dis à J.J. : « Je songe depuis deux mois à un petit voyage au Maroc, mais il fait si beau ici que je ne me résous pas à partir. » Elle me répond : « Depuis deux mois, il ne cesse de pleuvoir. Faut-il que vous ayez été heureux pour avoir vu du beau temps ! » Ai-je vraiment été heureux à ce point ?

 

Aimer d’amour plusieurs personnes dont aucune ne vous comble, mais qui composent ensemble un bonheur pluriel, désordonné, tumultueux, inquiet – d’une inquiétude certes moins massive et menaçante que celle qu’inspire l’amour d’une seule personne. C’est peut-être la sagesse. Mettre son cœur dans plusieurs paniers. Les réunir dans une délicieuse complicité dont je serais le centre.