Robin comprit la précaution… ses mains n’étaient pas très propres. Il alluma sa cigarette avec une allumette qu’il tira de la doublure de son chapeau et se mit à fumer avec volupté.

– Vous pensez que ce n’est pas facile. Ces gendarmes canadiens sont d’une sévérité ! Je connaissais quelqu’un qui passait de l’alcool de contrebande, mais on ne peut plus le faire ! ils sont devenus bien trop sévères !

Il jouissait de sa condescendance, de sa camaraderie avec ce malfaiteur probable. Il se trouvait large d’esprit. Il s’était souvent entretenu avec des vagabonds et en avait appris des masses de choses. Seul un homme du monde pouvait, sans déchoir, parler à un vagabond. Il n’est nullement besoin d’être vulgaire, parce qu’on a affaire à des gens vulgaires.

– C’est ce que je n’arrive pas à faire comprendre aux nôtres, gémissait-il ! les vieilles gens ont une telle étroitesse d’idées ! Et les jeunes filles ! Les collèges gâtent complètement les jeunes filles, elles deviennent d’une prétention ! Personne n’est assez bien pour elles ! Et l’Europe donc ! Ses lords et ses comtes n’en veulent qu’à leur argent. Moi je dis : Voyez l’Amérique d’abord.

Robin le vagabond lança un nuage de fumée vers le sommet des grands pins.

– Quelqu’un a déjà dit cela avant vous, suggéra-t-il. J’en ai l’impression.

Le jeune homme s’appelait Samuel Wasser. Son père tenait le plus grand magasin de Littlebourg, Samuel pensait que chaque homme avait le droit de vivre sa propre vie, et il prenait bien soin d’expliquer que la vie d’un jeune homme moderne n’avait tien de commun avec les idées des vieilles personnes, arrivées au bout de la leur.

– J’ai gagné sept mille dollars en une année déclara-t-il. J’ai été en affaires avec toute une bande d’actifs et rusés compères, l’avant-dernier automne. Mais la police canadienne est sévère ! et la police fédérale l’est encore bien plus ! Néanmoins… sept mille dollars ! Il était très jeune et, comme tel, éprouvait une grande joie à faire parade de ses propres qualités et de ses belles dispositions.

Il fit sonner des clefs dans sa poche, arrangea sa cravate voyante, regarda avec un certain mépris la grande rue de Littlebourg et demanda :

– Avez-vous vu passer une jeune fille par ici ! vêtue d’une robe à raies ?

Robin fit un signe de tête affirmatif.

– Je me marie ce soir, expliqua Samuel. Obligé. C’est une sottise. Mais ils se sont tous ligués pour me la faire commettre, mon père et son oncle ! Impossible de reculer. Un homme devrait connaître un peu la vie, je ne suis pas un rustaud, courant après le premier jupon qui passe, je suis un homme instruit, moi ! Et je sais qu’il y a des choses au-delà… un monde plus vaste… Il décrivait de grands cercles significatifs avec les mains, une sorte de… enfin vous me comprenez !

Robin comprenait.

– C’est peut-être drôle de parler de tout cela avec vous, mais vous êtes un homme du monde. Les gens vous dédaignent mais vous voyez les choses… les grands espaces ouverts créés par Dieu !

– C’est évident, répliqua Robin habitué à s’entendre adresser ces sortes de phrases.

– Là où les hommes sont véritablement des hommes, ajouta-t-il.

Il n’avait plus mis les pieds dans un cinéma depuis… oh ! bien longtemps, mais il avait une excellente mémoire.

– Tenez, prenez encore une cigarette… deux, je m’en vais.

Robin suivit du regard la silhouette alerte de cet involontaire candidat au mariage, jusqu’à ce qu’il fût hors de vue ; et il regretta de ne pas lui avoir demandé un dollar.

Regardant du côté du couchant, il vit au-dessus de la légère brume qui recouvrait l’horizon, un amoncellement de nuages d’orage.

CHAPITRE II

LA JEUNE FILLE MAL ÉLEVÉE

M. Pfeiffer avait un certain sens de l’humour, mais peu d’occasions de l’exercer. Depuis qu’il était notaire à Littlebourg, il n’avait affaire qu’à des gens dont les plaisanteries, innocentes ou grossières, étaient consacrées par des générations de rieurs et gardaient leur fraîcheur lorsque, répétés à toutes les réunions de fermiers, à toutes les assemblées privées et publiques, elles divertissaient encore les auditeurs qui les avaient mille fois entendues.

Il aurait pu, en ce moment, faire résonner les murs de son bureau, d’un grand éclat de voix, mais le personnage assis en face de lui l’en empêchait par sa gravité et son importance.

– Je voudrais être au clair, M. Pfeiffer !

La voix rude de M. Elmer trahissait une forte inquiétude. N’aurai-je rien de cet argent, à moins qu’Octobre ne soit dûment mariée le jour de son vingt-et-unième anniversaire ?

M. Pfeiffer inclina la tête, gravement.

– C’est en effet ce que stipule le testament, dit-il, et ses gros doigts déployèrent le document dactylographié !

« Vingt mille dollars à mon beau-frère, et le reste de ma fortune, à ma fille Octobre Jones, pour lui être remis le jour de son mariage, à son vingt-et-unième anniversaire, ou avant… » Elmer se gratta la tête nerveusement.

– C’est ce notaire d’Ogdensburg qui a rédigé cela ainsi. J’aurai mes vingt mille dollars d’une façon ou d’une autre. Et alors, quand Octobre sera mariée…

– Qui donc est l’auteur de cet acte extraordinaire ? interrompit le notaire.

M. Elmer parut mal à l’aise sur sa chaise :

– Mais… je crois bien que c’est moi qui l’ai dressé, Jones me laissait presque toujours le soin de ses affaires.

Elmer était un homme maigre, au visage anguleux et dur. Il avait l’habitude de mouvoir perpétuellement ses lèvres comme en un discours silencieux qu’il se serait adressé à lui-même. En ce moment, il se parlait rapidement ; sa lèvre supérieure allait et venait le plus comiquement du monde.

– Il n’y a jamais eu aucune raison pour faire un testament pareil. Les biens de Jones étaient entièrement hypothéqués et justement les échéances sont survenues. C’est ce président de la banque d’Ogdensburg qui s’est arrangé de telle sorte que je ne puisse toucher cet argent avant le mariage d’Octobre, et c’est ainsi que je l’ai rédigé… Le fait qu’Octobre n’en aura que le reste…

– Y a-t-il vraiment un reste, M. Elmer !

Il y avait une certaine sécheresse dans l’intonation du notaire, mais Elmer ne vit rien de blessant dans la question elle-même.

– Eh bien, non, pas grand’chose. Mais il est bien évident qu’Octobre trouvera toujours un foyer chez moi et chez Mme Elmer.

Dieu a ordonné qu’on protégeât les orphelins et… Certes, elle nous a coûté gros : collège, vêtements… et son mariage coûtera aussi… J’ai fait le compte quand j’ai rédigé ce testament.

M. Pfeiffer soupira profondément.

– Votre héritage est certainement problématique… de même que celui d’Octobre. Une fugitive expression de joie effleura le visage de M. Elmer.

– C’est pourquoi je suis venu vous voir. Mme Elmer a arrangé tout cela. Il ne faut pas lésiner, m’a-t-elle dit. Pour un dollar ou deux, vous serez au clair, et il n’y aura plus à y revenir.