Jadis c’était une simple baraque d’observation pour empêcher le vol du sel, qui était une contrebande très répandue sous le nom de faux saulnage.
La baraque en question s’était écroulée avec un pan de la grande falaise. Ses ais disjoints et sa charpente étaient restés en partie debout, engagés dans une fente, et les roupeaux, qui aiment les arbres, mais qui avaient été très pourchassés dans les bois et les étangs du pays à cause de leur précieux plumage, avaient établi leur colonie sur cette ruine invisible du dehors et depuis longtemps oubliée. Un petit marécage s’était formé à une certaine distance de l’éboulement, et beaucoup d’autres oiseaux aquatiques avaient transporté de ce côté leur domicile.
Cette vigie expliquait l’ermitage et la lucarne d’observation situés au-dessous et de même abandonnés. Sans doute, c’était un refuge que les guetteurs, condamnés à vivre dans ce poste dangereux, s’étaient creusé et construit en secret pour se mieux abriter des tempêtes sans être réprimandés par leurs chefs.
Clopinet, qui avait rapporté de son court séjour à Trouville des notions un peu plus nettes qu’auparavant, fut content de voir qu’il était seul en possession du secret de sa demeure et de celle des roupeaux. Il observa leurs nids, grossièrement construits avec des branches et tous placés dans les bifurcations des bois de charpente. Il n’y vit que des femelles qui couvaient sans se déranger, mais peu à peu les mâles arrivèrent pour se reposer de leur chasse nocturne ; c’est à cause de leurs habitudes et aussi à cause de leur cri que les anciens naturalistes les ont appelés nycticorax, corbeaux de nuit. Ils appartiennent à la même famille que les hérons ; leur vrai nom est bihoreaux. Leur plumage est épais, et leur vol est sans bruit comme celui des oiseaux nocturnes. Cependant, lorsqu’ils ont des petits, ils chassent aussi le jour ; mais il n’y en avait pas encore de nés dans la colonie, et ces messieurs y venaient dormir après avoir fait manger ces dames. Clopinet, qui, les voyant d’abord en dessous, les avait crus tout blancs, reconnut qu’ils n’avaient de blanc que le cou et le ventre. Leurs ailes étaient gris de perle ; un joli manteau vert sombre leur couvrait le dos, et de leur bonnet, vert aussi, tombait sur le dos, cette longue et fine aigrette invariablement composée de trois plumes. Les mâles seuls paraissaient avoir cette riche coiffure ; cependant Clopinet vit que plusieurs ne l’avaient pas encore ou ne l’avaient plus. C’était le moment de la mue, et beaucoup de ces plumes précieuses, éparses sur les rochers, étaient le jouet du vent. Clopinet ne bougea pourtant pas pour les ramasser, voulant voir les habitudes de ces rôdeurs de nuit, qui, sans faire attention à lui, apportaient aux couveuses les poissons, coquillages et insectes qu’ils avaient pris. Le repas terminé, ils s’aperçurent de la présence de l’étranger, et tous en même temps, avertis par le cri de l’un deux, tournèrent la tête de son côté.
D’abord Clopinet fut un peu ému de voir tous ces grands yeux rouges qui le regardaient. Les mâles étaient bien là une cinquantaine, gros comme de jeunes dindons, armés de longs becs et de griffes pointues. Si tous se fussent mis après l’enfant curieux, ils eussent pu lui faire un mauvais parti ; mais ils le contemplèrent d’un air de stupéfaction, et, ne le voyant pas remuer, ils ne s’occupèrent plus que de se quereller entre eux à coups d’aile et sans se blesser, puis ils se mirent à se gratter, à s’étendre, même à bâiller comme des personnes fatiguées ; enfin, chacun cherchant un endroit commode, tous s’endormirent sur une patte au lever du soleil. Alors Clopinet se leva doucement et fit sa récolte de plumes sans les déranger, après quoi il redescendit, sagement résolu à ne pas les dégoûter de leur campement et à ne plus prendre les œufs des femelles.
Il y retourna la nuit suivante avant que les mâles fussent revenus de leur chasse nocturne. Il n’éveilla pas les couveuses et mit du pain devant leurs nids, pensant qu’elles le trouveraient bon et lui en sauraient gré. Il ne se trompait pas, bien que ce fût une idée d’enfant. Presque tous les oiseaux aiment le pain, quelque différente que soit leur nourriture, et le matin suivant il vit que le sien avait été mangé. Il continua ainsi, et bientôt tous les bihoreaux, mâles et femelles, furent habitués à le voir, se sauvèrent peu loin à son approche, enfin ne se sauvèrent plus du tout. Il en était né de jeunes qui, le connaissant avant de connaître la peur de l’homme, se trouvèrent si bien apprivoisés qu’ils venaient à lui, se couchaient sur ses genoux, mangeaient dans sa main, et le suivaient jusqu’au bord de la dune quand il les quittait.
Il prit tant de plaisir à cette occupation qu’il ne s’ennuyait plus du tout. Il commençait à aimer ces oiseaux sauvages comme il n’avait jamais aimé ses pigeons et ses poules ; il méprisait ces amitiés banales et se sentait fier d’avoir apprivoisé des animaux méfiants, dont les gens du pays cherchaient en vain la retraite et ne pouvaient approcher. Il se prit aussi d’affection pour tous les autres oiseaux, car il s’aperçut que, semant du pain partout dans ses promenades, marchant posément et sans bruit, n’attaquant et n’effrayant aucun d’eux, il arrivait à ne plus les mettre en fuite et à les voir se poser, voltiger et s’ébattre tout près de lui. Il se reprocha le meurtre de la perdrix de mer, et s’en alla acheter du fromage et de la viande, afin de ne plus être tenté de tuer les compagnons de sa solitude.
Il n’alla pas faire ses provisions à Villers, où il craignait d’être reconnu, tourmenté, et peut-être suivi par le boulanger. Il avait remarqué un hameau plus proche, puisqu’il est situé sur la dune même, du côté où elle s’abaisse vers la terre ferme. Je crois que ce hameau s’appelle Auberville. Il y trouva tout ce qu’il souhaitait et même des pommes bien conservées qu’il paya cher. Il n’était pas assez raisonnable pour ne pas faire quelques folies.
1 comment