– Non, dit-il, voilà de l’argent ; payez-vous de vos trois pains, j’aime mieux garder mes trois plumes.
– Veux-tu du pain deux fois par semaine au lieu d’une seule fois ?
– Non, merci, j’aime mieux payer.
– Veux-tu quatre pains par semaine pendant deux mois ?
– Je vous dis que non, répondit Clopinet, j’aime mieux mes plumes.
Le boulanger lui donna les trois pains, Clopinet paya et s’éloigna ; mais, comme pour reprendre le chemin du désert il devait tourner la rue, il se retrouva derrière la maison du boulanger et il entendit que cet homme disait : – Non ! pour quarante-huit livres de pain, il n’a pas voulu me céder ses plumes !
Clopinet s’arrêta sous la fenêtre et entendit une voix de femme qui disait : – Était-ce bien des plumes de roupeau ?
– Oh ! des vraies, et des plus belles que j’aie jamais vues !
– Diantre ! reprit la femme, ça devient rare ; les roupeaux ne nichent plus sur la plage, et à présent il y a de ces aigrettes qu’on paie un louis la pièce. Ça t’aurait fait trois louis ! Eh bien il faut courir après ce petit et lui offrir un écu de trois livres pour chaque plume ; peut-être aimera-t-il mieux de l’argent blanc qu’un crédit de pain.
Clopinet, on l’a vu, ne tenait pas à l’argent blanc. Il doubla le pas, et pendant que le boulanger le cherchait d’un côté, il se sauva de l’autre et retourna vers son désert.
Cette aventure lui donnait bien à penser. – Pourquoi donc, se disait-il, ces plumes de roupeau, puisque roupeau il y a, sont-elles si précieuses ? Comment est-il possible que des plumes d’oiseau puissent valoir un louis d’or la pièce ? J’aurais cru que cela ne pouvait servir que d’amusette à se mettre sur la tête, et voilà que, si j’avais demandé au boulanger de me nourrir pendant un an, il aurait peut-être dit oui pour avoir mes trois plumes !
N’ayant pas encore connu la misère, Clopinet n’était pas intéressé. Il était bien plus sensible au plaisir de posséder une chose rare qui avait peut-être une vertu merveilleuse, inconnue. Comme il était absorbé par ces réflexions et suivait, sans plus se méfier de rien, le chemin du milieu des dunes, il entendit derrière lui une voix aigre et criarde qui disait : – Vous dites qu’il a pris par là ; soyez tranquilles, je le rattraperai bien, et s’il ne veut pas vendre ses plumes, je les lui arracherai ; comme ça nous les aurons pour rien et c’est la meilleure manière de faire les affaires.
Cette voix était encore loin, mais elle était si perçante qu’elle portait à bonne distance, et comme elle était de celle qu’on n’oublie pas, Clopinet reconnut que le tailleur en personne était à sa poursuite. Tout aussitôt ses ailes de peur l’emportèrent bien loin du chemin dans les buissons ; mais, quand il fut là, il se sentit très honteux d’être si lâche devant un bossu, lui qui était monté à la grande dune et qui avait nagé dans la mer, deux choses que Tire-à-gauche n’eût jamais osé tenter. – Il faut, pensa-t-il, que je devienne un homme et que je cesse de craindre un autre homme ; sans cela, je serai toujours malheureux et ne pourrai aller où bon me semble. Je suis aussi grand et aussi fort que cet avorton de tailleur, et mon oncle Laquille assure qu’il n’est brave qu’avec ceux qui ne le sont pas. Finissons-en, allons ! et que les bons esprits de la mer me protègent !
Il remit fièrement ses trois plumes à son bonnet, posa ses trois pains sur l’herbe, et, ramassant son bâton qui était solide et ferré au bout, il s’en alla tout droit au-devant du tailleur, résolu à taper dessus et à le dégoûter de courir après lui. Quand il le vit en face, le cœur lui manqua et il faillit s’enfuir encore ; mais tout aussitôt il agita ses bras en se disant que c’était des ailes de courage et il fit faire à son bâton un moulinet rapide très bien exécuté. Le tailleur s’arrêta net, et, faisant deux pas en arrière : – Tiens ! dit-il en ricanant comme pour faire le gracieux ; c’est mon petit apprenti ! Holà ! Clopinet, mon mignon, reconnais-moi, je suis ton ami et ne te veux point de mal.
– Si fait, répondit Clopinet, vous voulez me voler mes trois plumes. Je le sais.
– Oui-da ! reprit le tailleur tout étonné, qui a pu te dire pareille chose ?
– Les esprits apparemment, répondit Clopinet qui se tenait sur une grosse pierre au bord du chemin, toujours en position pour défendre son trésor et sa liberté. Aussitôt qu’il eut dit ces mots, il vit Tire-à-gauche pâlir et trembler, car ce bossu croyait aux esprits plus que personne : – Voyons, petit, reprit-il, tu es bien méchant ! Dis-moi où nichent les roupeaux qui te donnent de pareilles aigrettes, je ne te demande pas autre chose.
– Ils nichent, répondit Clopinet, dans un endroit où les oiseaux et les esprits peuvent seuls monter. C’est vous dire que je ne vous crains pas et que, si vous tentez encore quelque chose contre moi, je vous y porterai comme un roupeau y porte un crabe et vous ferai rouler au fond de la mer.
Clopinet parlait ainsi, poussé par je ne sais quel vertige de colère et de fierté. Le tailleur crut tout de bon qu’il s’était donné aux lutins, et, tournant les talons, marmottant je ne sais quelles paroles, il reprit le chemin de Villers à toutes jambes. Clopinet, émerveillé de sa victoire, rentra dans le travers de la dune, ramassa ses pains et les porta lestement dans sa grotte.
Là, il se parla tout haut à lui-même, car il avait absolument besoin de parler : – C’est fini, dit-il ; je n’aurai plus peur de rien et personne ne m’emmènera jamais où je ne voudrai pas aller. Me voilà délivré, et si c’est l’esprit de la mer qui m’a donné du courage, je ne veux plus jamais perdre ce qu’il m’a donné. À présent, se dit-il encore, je chercherai d’autres plumes de cet oiseau merveilleux dont l’aigrette, je ne sais pourquoi, fait tant d’envie au monde ; quand j’en aurai beaucoup, je les vendrai, et j’irai dire à mon père : je n’ai pas besoin d’être tailleur, et, tout boiteux que je suis, me voilà capable de gagner plus d’argent en un jour que mes frères en un an. Comme cela, le père sera content et me laissera vivre à mon idée.
Il se retrouva donc dans sa solitude avec plaisir. Il était si content d’avoir du pain, et celui qu’il avait acheté était si bon, qu’il ne se régala pas d’autre chose ce jour-là. La crainte de trop jeûner ou d’être trop absorbé par le souci de pêcher chaque repas l’avait un peu inquiété les jours précédents. Sûr désormais de circuler sans crainte et d’acheter ce qu’il voudrait, il ne borna plus son ambition à prendre des petits oiseaux et des petits poissons pour ses repas. Il voulut avoir des choses de luxe, des aigrettes à rendre jaloux tous les habitants du pays et à faire crever de rage le sordide tailleur.
Le lendemain, il fit une chose périlleuse et difficile. Il n’attendit pas le jour pour monter tout au beau milieu des grands pics déchiquetés de la falaise, et il y monta si adroitement et si légèrement qu’il ne réveilla pas un seul oiseau. Alors il se coucha doucement sur le côté, de manière a bien voir sans avoir à faire aucun mouvement. Il ne s’était pas aventuré jusque-là la première fois ; il fut surpris d’y trouver une ruine qu’on ne voyait qu’en y touchant et dont il put s’expliquer la destination. L’endroit était fort bien choisi pour servir de refuge à des oiseaux qui aiment à percher. On avait établi là autrefois une vigie, c’est ce qu’on appelle aujourd’hui un sémaphore ; vous en avez vu un dans une autre partie de ces mêmes dunes. Cela sert à noter tout ce qui se passe sur la mer et à transmettre des avis.
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