Il était sordidement vêtu des guenilles qui n’avaient pu resservir dans les vêtements de ses pratiques et que l’on eût jetées aux fumiers, s’il ne les eût réclamées ; mais ce qu’il y avait en lui de plus horrible, c’était ses pieds et ses mains, d’une longueur démesurée et très agiles, car, avec ses bras en fuseau et ses jambes en équerre, il travaillait et marchait plus vite qu’aucun autre. L’œil pouvait à peine suivre l’éclair de sa grosse aiguille quand il cousait et le tourbillon de poussière qu’il soulevait en rasant la terre pour courir.

Clopinet avait vu plusieurs fois Tire-à-gauche, et n’avait jamais manqué de le trouver fort laid ; mais ce jour-là il le trouva épouvantable, et la peur qu’il en avait toujours eue devint si forte qu’il se serait sauvé, s’il n’eût pensé à ces ailes de peur qu’on lui reprochait d’avoir aux épaules.

Quand le marché fut conclu, Doucy et le tailleur se tapèrent dans la main, burent en trinquant un demi-broc de cidre, et la mère Doucette, avertie de ce qui se passait, s’en alla, sans rien dire, dans l’autre chambre pour faire le paquet du pauvre enfant que le tailleur allait lui prendre pour trois ans.

Jusque-là, Clopinet n’avait pas compris ce qui lui arrivait. Il avait bien entendu dire une ou deux fois à son père qu’on songerait à le pourvoir d’un métier manuel à cause de la faiblesse de sa jambe ; mais il ne pensait pas que cela dût être réglé sitôt et contre son gré. Donner un démenti à son père, faire résistance, c’était là une chose à laquelle il ne pouvait pas songer non plus, car il était doux et soumis, et pendant un moment il crut que rien ne serait décidé sans son consentement ; mais quand il vit sa mère sortir de la chambre sans le regarder, comme si elle eût craint de pleurer devant lui, il comprit son malheur, et s’élança après elle pour la supplier de le secourir.

Il n’en eut pas le temps. Le tailleur allongea son bras, et le saisit comme une araignée prend une mouche ; puis, le plantant sur sa bosse de derrière et lui serrant les jambes qu’il avait ramenées sur sa bosse de devant, il se leva en disant au père Doucy : – C’est bien, c’est entendu. Nous laisserons pleurer la mère, elle pleurera moins quand elle ne le verra plus. Elle en a pour une heure à empaqueter ses nippes ; vous m’enverrez ça demain à Dives, où je vais passer trois jours. Çà, petit, tenez-vous coi, et ne criez point, ou avec mes bons ciseaux, que vous voyez là pendus à ma ceinture, je vous coupe la langue.

– Traitez-le avec douceur, dit le père ; il n’est point méchant et fera toutes vos volontés.

– C’est bon, c’est bon, reprit le tailleur, ne soyez point en peine de lui, j’en fais mon affaire. En route, en route ! ne vous attendrissez pas, ou je renonce à le prendre.

– Souffrez au moins que je l’embrasse, dit le père Doucy ; un enfant qui s’en va...

– Eh ! vous le reverrez ; il reviendra travailler avec moi chez vous. Bonjour, bonjour, point de scène, point de pleurs, ou je vous laisse. Pour ce que vous payez, je n’y tiens déjà pas tant.

En parlant ainsi, Tire-à-gauche franchit la porte de la maison et se mit à courir, avec Clopinet sur son dos, à travers les pommiers. L’enfant essaya de crier ; mais il avait la gorge serrée et ses dents claquaient de peur. Il se retourna avec angoisse vers sa maison. Ce n’était pas tant d’obéir qui le chagrinait, que de ne pouvoir embrasser ses parents et leur dire adieu ; c’est cette cruauté-là qui lui semblait impossible à comprendre. Il vit sa mère qui accourait sur la porte et qui lui tendait les bras. Il réussit à s’écrier : Maman ! au milieu d’un sanglot étouffé ; elle fit quelques pas comme si elle eût voulu le rattraper ; mais le père la retint, et elle tomba, pâle comme si elle eût été morte, dans les bras de François, son fils aîné, qui jurait de chagrin et montrait le poing au tailleur d’un air de menace. Tire-à-gauche ne fit qu’en rire, d’un rire affreux qui ressemblait au bruit d’une scie dans la pierre, et il doubla le pas, ce pas gigantesque, fantastique, qu’il était impossible de suivre.

Clopinet, croyant que sa mère était morte et voyant que rien ne pouvait le sauver, souhaita de mourir aussi, laissa tomber sa tête sur l’épaule monstrueuse du tailleur et perdit connaissance.

Alors le tailleur, le trouvant trop lourd et le jugeant endormi, le mit sur son âne, qu’il avait laissé paître dans la prairie, et qui était aussi petit, aussi laid et aussi boiteux que lui. Il lui allongea un grand coup de pied pour le faire marcher et ne s’arrêta plus qu’à trois lieues de là, dans les dunes.

Là il se coucha pour faire un somme, sans se soucier de voir si l’enfant dormait tout de bon, ou s’il était malade. Clopinet, en ouvrant les yeux, se crut seul, et regarda autour de lui sans comprendre où il était ; c’était un endroit singulier qu’il n’avait jamais vu et qui ne ressemblait à aucun autre. Il se trouvait comme enfermé dans un creux de gazon épais et rude, qui croissait en grosses touffes sur un terrain inégal, relevé de tous côtés en pointes crochues ; c’étaient les déchirures des grandes marnes grises qui s’étendent, entre Villers et Beuzeval, sur le rivage de la mer et qui la cachent aux regards quand on les suit par le milieu de leur épaisseur. Après s’être étonné un peu, Clopinet retrouva la mémoire, et son cœur se serra au souvenir de son enlèvement par le tailleur ; mais il bondit de joie en s’imaginant que son ravisseur l’avait abandonné, et qu’en cherchant un peu il retrouverait le chemin de sa maison.

Aussitôt pensé, aussitôt fait. Il se releva et fit quelques pas sur le sentier assez large qui s’offrait à lui ; mais il s’arrêta glacé d’épouvante en voyant Tire-à-gauche étendu à deux pas de lui, dormant d’un œil et de l’autre surveillant tous ses mouvements. L’âne broutait un peu plus loin.

Clopinet se recoucha aussitôt et se tint tranquille, quoique le cœur lui battît bien fort. Tout à coup il entendit un grognement clair, comme si un corbeau coassait non loin de lui. Il se retourna et vit que le tailleur ronflait et dormait pour tout de bon avec un œil ouvert. C’était son habitude, cet œil crevé ne se fermait plus ; mais il n’en dormait pas moins. Il était fatigué, car il faisait chaud.

Clopinet se traîna sur ses genoux jusqu’auprès de lui, toujours terrifié par ce vilain œil qui le regardait. Il passa sa main devant, l’œil ne bougea pas, l’œil ne voyait pas. Alors l’enfant, se traînant toujours, sortit du creux en suivant le chemin et se trouva dans un autre creux plus grand, que le chemin traversait aussi. Il ôta et abandonna ses sabots pour mieux courir, et tout à coup, se jetant dans les herbes, il quitta le sentier, gagna la hauteur, et se mit à la descendre aussi vite qu’un lièvre, dans un fouillis de buissons et de plantes folles où il se trouva perdu et couvert par-dessus la tête.