Il courut longtemps ainsi ; puis, s’avisant que, si le tailleur le cherchait, il verrait remuer les herbes et les feuilles, il s’arrêta, se blottit au plus épais, et resta immobile retenant sa respiration.

Tout cela lui réussit très bien. Tire-à-gauche, après avoir dormi assez longtemps, s’éveilla, vit que son prisonnier lui avait échappé, trouva les sabots, ne daigna pas les ramasser, suivit quelque temps la trace des pieds nus, et continua son chemin en ricanant, car ce chemin conduisait à Dives, où le tailleur comptait aller passer la nuit. Cet imbécile d’enfant, pensait-il, s’est imaginé suivre le chemin de sa maison ; il n’a pas su qu’il lui tournait le dos ; en quatre enjambées je l’aurai rattrapé.

Et le tailleur, battant et chassant devant lui son âne, se mit à raser le terrain avec ses grandes jambes tordues, qui s’agitaient comme deux faux et qui allaient aussi vite que deux ailes ; mais, grâce à la bonne idée que l’enfant avait eue de prendre en sens contraire, plus le tailleur avançait, plus il s’éloignait de lui.

 

 

II

 

Il faisait nuit quand Clopinet se sentit assez rassuré pour sortir de sa cachette. C’était une douce soirée de printemps, tranquille et voilée. Il écouta avant de bouger et fut très effrayé d’un bruit singulier. Il s’imagina que c’était le terrible pas du tailleur qui faisait crier le sable au dessous de lui ; et puis, comme cela ressemblait par moments à une étoffe qu’on déchire, il pensa encore au tailleur déchirant les étoffes avant d’y mettre ses terribles ciseaux. Mais cela recommençait toujours sans augmenter ni diminuer de force et de vitesse, sans se rapprocher et sans jamais s’arrêter. C’était la mer brisant au bas de la grève. Clopinet ne connaissait pas ce bruit-là ; il essaya de voir et s’assura, aussi bien que possible dans l’obscurité, que personne autre que lui n’était dans ce désert. C’était pour lui un lieu incompréhensible. D’où il était, en sortant la tête des buissons, il voyait un grand demi-cercle de dunes dont il ne pouvait distinguer les plis et les ressauts, et qui lui paraissait être une immense muraille ébréchée s’écroulant dans le vide. Ce vide, c’était la mer ; mais, comme il ne s’en faisait aucune idée et que la brume du soir lui cachait l’horizon, il ne la distinguait pas du ciel et s’étonnait seulement de voir des étoiles dans le haut et de singulières clartés dans le bas. Était-ce des éclairs de chaleur ? Mais comment se trouvaient-ils sous ses pieds ? Comment comprendre tout cela quand on n’a rien vu, pas même une grande rivière ou une petite montagne ? Clopinet marcha un peu dans les grosses herbes sans oser descendre plus bas, il avait peur et il avait faim. – Il faut, se dit-il, que je cherche un endroit pour dormir, car au petit jour je veux demander le chemin de chez nous et retourner voir si ma pauvre mère n’est pas morte. – Cette idée le fit pleurer, mais en se souvenant qu’il avait été comme mort lui-même sur le dos du tailleur, il espéra que sa mère en reviendrait aussi.

Il n’osait pas dormir au premier endroit venu, de peur d’être surpris par l’horrible patron qu’il supposait toujours lancé à sa recherche, et il ne se trouvait pas assez loin du chemin par où il eût pu revenir vers lui. Il descendit donc avec précaution, et vit que cela était plus difficile qu’il ne l’avait pensé. Le rebord de la dune n’était pas un mur où il pût se laisser glisser. C’était un terrain tout coupé, tout crevassé et tout hérissé, comme une châtaigne, de pointes mal solides qui cédaient sous la main quand on voulait s’y accrocher ; puis il rencontrait de grandes fentes cachées par l’herbe et les épines, et il craignait d’y tomber. Il ne put en éviter quelques-unes qui avaient de l’eau au fond, et qui par bonheur n’étaient pas profondes ; mais la nuit, la solitude et le danger de ce terrain perfide, si nouveau pour un habitant des plaines et si difficile pour un boiteux, lui causèrent une grande tristesse et peu à peu un grand effroi. Il renonça à descendre et voulut remonter. Ce fut pire. Si le dessus du terrain était séché par le soleil et un peu consolidé par l’herbe épaisse, le flanc de cette fausse roche était humide et glissant, le pied n’y pouvait trouver d’appui, de gros morceaux de marne épaisse se détachaient et laissaient crouler de gros cailloux qui étaient comme tombés du ciel de place en place. Épuisé de fatigue, l’enfant se crut perdu ; il ne savait pas si les loups ne viendraient pas le manger.

Il se jeta tout découragé sur une mousse épaisse qu’il rencontra et essaya de s’endormir pour tromper la faim ; mais il rêva qu’il glissait, et quelque chose qui passa sur lui en courant, peut-être un renard, peut-être un lièvre, lui fit une telle peur qu’il s’enfuit, sans savoir où, au risque de tomber dans une fente et de s’y noyer. Il n’avait plus sa raison et ne reconnaissait plus les choses qu’il avait vues au jour. Il allait d’un creux à l’autre, s’imaginant qu’au lieu de courir il volait au-dessus de la terre. Il rencontrait ces grandes crêtes de la dune qui l’avaient étonné, et il les prenait pour des géants qui le regardaient en branlant la tête. Chaque buisson noir lui paraissait une bête accroupie, prête à s’élancer sur lui. Il lui venait aussi des idées folles et des souvenirs de choses qu’il avait oubliées. Une fois son oncle le marin avait dit devant lui : « Quand on s’est donné aux esprits de la mer, les esprits de la terre ne veulent plus de vous. » Et cette parole symbolique lui revenait comme une menace. – J’ai trop pensé à la mer, se disait-il, et voilà que la terre me renvoie et me déteste ; elle se déchire et se fend de tous les côtés sous mes pieds, elle se dresse en pointes qui ne tiennent à rien et qui veulent m’écraser.