Les ambassadeurs
LES AMBASSADEURS
HENRY JAMES
LES AMBASSADEURS
Traduction de l’anglais et présentation par Jean Pavans
Ouvrage traduit avec le concours du Centre national du livre
LE BRUIT DU TEMPS
© Le Bruit du temps, 2010.
Le roman de Paris
Le roman est de tous les tableaux le plus complet et le plus élastique. Il s’étendra partout, il comprendra absolument tout. Il peut simplement tout faire, et c’est sa force et sa vie. Tout ce dont il a besoin, c’est un sujet et un peintre. Mais pour sujet, magnifiquement, il a toute la conscience humaine.
L’Avenir du roman, 1899.
L’article théorique dont nous citons ici un passage en exergue1 a été écrit par Henry James un an avant qu’il ne l’illustre en se mettant à la rédaction de ses trois grands romans récapitulatifs, Les Ambassadeurs, Les Ailes de la colombe, La Coupe d’or, qui annoncent à leur manière magistrale et exemplaire les méthodes romanesques, essentiellement indirectes et subjectives, qui caractériseront tant d’œuvres de ses successeurs du XXe siècle, fortuits ou délibérés, avoués ou non, et pas uniquement en langue anglaise.
Récapitulatifs, Les Ambassadeurs le sont essentiellement de sa vision de la France, et d’un certain point de vue ils consistent en une réécriture et un correctif de son grand roman parisien de 1877, L’Américain, rédigé sur place, lors de son séjour de 1875 et 1876 à Paris. Dans L’Américain, un riche et vertueux homme d’affaires, Christopher Newman, « homme nouveau », est confronté au cynisme et à la dureté d’une famille aristocratique française quasi criminelle, dont, par vraie noblesse de caractère, il ne dénonce pas les méfaits. Dans Les Ambassadeurs, Lewis Lambert Strether, Américain de cinquante-cinq ans, intellectuel délicat et littéraire (il est directeur d’une Revue d’idées), qui dans sa vie n’a pas fait grand-chose d’autre qu’observer et « sentir », est envoyé en « ambassade » par sa ville affairiste et puritaine de Woollett, Massachusetts, pour arracher un jeune natif de là-bas, Chad Newsome, lui aussi « homme nouveau » destiné aux affaires, à l’influence supposée délétère et corruptrice de Paris, et de sa maîtresse aristocratique, plus âgée que lui, et femme mariée, madame de Vionnet. Sur place, il est de plus en plus puissamment pris par le charme de la ville, et de cette femme subtile qui en quelque sorte l’incarne ; surtout, il y retrouve un Chad métamorphosé, mûri et raffiné au point d’être méconnaissable, et par conséquent, loin de le ramener au pays, il lui intime l’ordre de rester auprès de la personne qui l’a si miraculeusement transformé, ce qui est à moitié le désir du garçon, et complètement celui de Marie de Vionnet. Car ainsi, Strether a une double révélation : les mœurs parisiennes que Woollett considère, à distance, comme scandaleuses et corrompues, ont, vues de près, toute la douceur et l’humanité d’une profonde civilisation ; et, en revanche, ce sont les mœurs de Woollett qui paraissent alors cyniques, brutales et avides d’argent. Lui-même y retournera, car c’est « trop tard » pour qu’il mène une autre vie, qu’il n’a pas connue et dont il a soudain une cruelle nostalgie. Mais, cette autre vie, il tient cependant à la connaître en quelque sorte par délégation, ou par procuration, en poussant Chad à continuer de la mener, tout en sachant que cela ne pourra être que pour un certain temps.
Nous n’irons pas plus loin dans la considération de la trame du roman, pour la raison qu’elle a été longuement et admirablement exposée et analysée par James lui-même, non pas tant dans sa Préface de 1909, que dans son Projet de 1900, document remarquablement éclairant, que nous avons mis en annexe. Mais arrêtons-nous un instant sur le nom même de Lewis Lambert Strether.
Lewis Lambert rappelle Louis Lambert, « mauvais roman » de Balzac, comme le remarque et le déclare très tôt un personnage secondaire mais déterminant (« ficelle » de la narration, indique ironiquement James dans sa Préface, en employant le mot français), la délicieuse complice Maria Gostrey, dès qu’elle fait la connaissance de Strether. Le héros de Balzac est un illuminé imprégné de Swedenborg et assoiffé d’absolu, passant pour fou aux yeux de son entourage, sauf à ceux de sa femme, confidente qui prend note de ses pensées. Henry James senior, père de Henry et de son frère aîné le philosophe William, était un érudit dilettante et swedenborgien, comparativement « illuminé », donc, dans une Amérique matérialiste. Le prénom de Lambert contient le mot anglais « lamb », « agneau », innocent par manque d’expérience ; et c’est proche aussi du mot « limbes », « limbo » en anglais, séjour de l’attente en marge de l’accomplissement ; et puis cela peut faire songer au verbe « lambiner », d’autant plus qu’il apparaît, dans le Livre XI, sous l’orthographe « Lambinet », nom du paysagiste français Émile Lambinet. Nous y reviendrons. Enfin, le nom de Strether évoque le mot anglais « tether », signifiant « longe », mais surtout employé dans l’expression courante « end of tether », « bout du rouleau ». Lewis Lambert Strether, qui dans son innocente vie de rêveur marginal a lambiné, est d’une certaine manière au bout du rouleau.
Si Balzac, dont, ayant déjà une parfaite connaissance de la langue française, il lut l’œuvre dès l’adolescence, ne cessa d’être, sinon son modèle, du moins son critère majeur (« notre maître à tous ») durant toute sa carrière, Henry James ne cessa d’observer les directions et les évolutions des auteurs français, bien plus encore qu’anglais ou américains, de son temps, pour les assimiler, ou pour s’y opposer, à sa façon. Mais il n’y avait pas seulement la littérature. La France, du début à la fin, a été liée, pourrait-on dire, aux profondeurs de son psychisme. Dans le premier tome de son autobiographie, A Small Boy and Others2, paru en 1913 (année, soit dit en passant, de parution en France de Du côté de chez Swann), il indique comme son premier souvenir conscient sa vision de la colonne Vendôme, lors du séjour de sa famille à Paris en 1845, alors donc qu’il n’avait que deux ans. Dans le même ouvrage, il décrit, à l’occasion de ses premiers souvenirs du Louvre lors d’un séjour à peine plus tardif, en 1856, un cauchemar « salvateur », « le plus effrayant et pourtant le plus admirable de ma vie », où dans la Galerie d’Apollon par temps d’orage, sous donc l’Apollon vainqueur du serpent Python de Delacroix (que toutefois il ne cite pas), il livre bataille, dans une sorte de lutte avec soi-même, contre une présence obscure et destructrice, dont il finit par triompher. Ce cauchemar, qu’il ne situe pas dans le temps, eut probablement lieu en 1910, au cœur d’une grave dépression qui le tint alité et quasiment muet durant des semaines, et dont il sentit alors, à son réveil, qu’il commençait à émerger. Enfin, la dernière trace écrite que nous ayons de lui est une lettre qu’il dicta à sa secrétaire Theodora Bosanquet, dans le délire de son agonie, le 12 décembre 1915, deux mois avant sa mort, lettre adressée à ses « chers et très estimés frère et sœur » (autrement dit William James, pourtant décédé en 1910, et sa femme Alice), donnant des instructions pour des embellissements du Louvre, et signée « votre affectueux Napoléone ». Napoléon figure par échos et reflets dans Les Ambassadeurs : le mobilier de madame de Vionnet est « Empire », et, dans le calme infiniment distingué de cet appartement d’un noble hôtel de la rue de Bellechasse, Strether sent toute la présence inquiétante des violences sanglantes de l’histoire de France, au point de se figurer son hôtesse en madame Roland prête à monter à l’échafaud. Ainsi, il y a au premier plan l’Apollon de tous les raffinements français, mais, en arrière-plan, il y a le Python des guerres et des révolutions, dont ces raffinements sont issus ; et le charme délicat de Marie de Vionnet couvre, mais par cela même prouve, toutes les brutales angoisses qui la tourmentent.
Dans sa Préface de 1909, Henry James nous déclare qu’il considère « cet ouvrage comme franchement le meilleur “dans l’ensemble”, de tous ceux que j’ai produits ». D’après son Projet de 1900, nous pouvons sans doute nous expliquer sa satisfaction, en constatant qu’il a très exactement mené à bien les grands traits de son plan. Mais si, nous-même, nous considérons Les Ambassadeurs comme son plus beau roman, c’est aussi parce que nous estimons qu’il a transcendé son Projet, et cela en deux directions particulières, que nous préciserons plus loin. Cependant, avant de le faire, attirons l’attention sur un point technique qu’il soulève, pour le trancher. Le récit, fondamentalement, se fait à travers le filtre de la sensibilité du personnage central, filtre serti, si je puis dire, dans le regard que l’auteur porte sur cette sensibilité, sans jamais en dévier. Mais alors, pourquoi ne pas avoir donné directement la parole à Lambert Strether ? Cette question, James, dans sa Préface, se la pose, fait mine de peser le pour et le contre (« Toutes les complexités de la vie, par exemple, auraient pu paraître se coaliser devant la menace – menace à l’égard d’une brillante diversité – contenue dans le fait que Strether ait pour lui seul en quelque sorte toute la “parole” subjective »), afin de mieux décider que « le récit à la première personne, dans un long ouvrage, est une forme condamnée au relâchement, et que le relâchement, qui n’a jamais été beaucoup mon affaire, ne l’a jamais été aussi peu que dans cette occasion particulière ».
Un contre-exemple bien sûr, contre-exemple futur, nous vient aussitôt à l’esprit : Marcel Proust. Et pourtant, c’est à l’intérieur même d’À la recherche du temps perdu qu’on peut trouver un autre exemple majeur de cette méthode pour ainsi dire de première personne indirecte.
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