Il est naturellement inconcevable d’imaginer Lambert Strether couchant avec une cocotte pour finalement l’épouser. Mais Un amour de Swann aussi est raconté « à la troisième personne » entièrement à travers la sensibilité subtile de Charles Swann, qui donne une tout autre dimension, donc une signification tout autre que crue, aux situations crues auxquelles elle s’affronte. Seulement, ces situations crues, Proust nous en fournit aussitôt les éléments ; il les expose d’emblée dans son roman, comme le fait d’emblée James dans son Projet. Dans le roman jamesien, il en va autrement : la crudité ne nous est vraiment donnée que dans le Livre XI, lorsqu’elle apparaît très tardivement, très clairement quoique très poétiquement, à Strether, c’est-à-dire quand enfin il l’admet consciemment : jusqu’alors, il avait su sans admettre, ou il avait admis sans savoir. Maintenant, il admet et il sait.

En somme, jamais la méthode jamesienne ne s’est aussi exactement définie qu’ici, à la comparaison du Projet et du Roman. Il y a, au départ, une situation très nette dans l’esprit de l’auteur ; mais cette situation, dans le roman, se présente toute irisée, et en quelque sorte « floutée », par la force et la complexité des impressions du personnage qui s’y trouve impliqué. L’emploi de ce mot, « impressions », peut laisser entendre que la méthode est impressionniste, au contraire donc de réaliste. Mais est-ce bien le contraire ? N’est-ce pas par nos impressions que la réalité existe, quand nous y sommes impliqués ? La vie des autres, quand nous la jugeons, nous semble se ramener à des données élémentaires. Notre propre vie, quand nous la vivons, tant que nous la vivons, et pour que nous la vivions, nous plonge dans un chaos intérieur. Lorsque le chaos se réduit à des données élémentaires, c’est que nous ne la vivons plus. Réduite à la liaison élémentaire de Chad Newsome et de Marie de Vionnet, la vie de Strether dans le roman dont elle est l’objet est terminée.

Le génie de Proust a surmonté l’écueil du « relâchement », pour une narration à la première personne « dans un long ouvrage », en faisant de cette première personne une trinité, le « je » étant conjointement celui du personnage, du narrateur et de l’auteur : de sorte que toute « une brillante diversité », et même de longs épisodes auxquels le personnage n’a pas assisté, peuvent être exposés en demeurant dans la cohérence de l’optique trinitaire, laquelle impose au lecteur, où qu’il se tourne, de tout regarder strictement dans cette optique, bref, de s’identifier au « je ». James, lorsqu’il a employé la première personne, l’a fait pour un autre type de capture du lecteur, autre que l’« identification », en construisant de magistrales narrations où le lecteur captivé serait bien inspiré de se méfier de ce que lui raconte fallacieusement le narrateur trompeur. Sa méthode, selon ce principe de manipulation de nos capacités de crédulité, a produit deux « tours de force » au moins. L’un est La Source sacrée, dont la « plaisanterie cohérente » (selon ses propres termes) n’a été déjouée qu’au bout d’un siècle de multiples exégèses. L’autre est célèbre, c’est Le Tour d’écrou, où le récit se déroule au cœur du chaos psychique de la narratrice. Il n’y a pas de chaos psychique en Lambert Strether ; il y a sa sensibilité dubitative, mais limpide et honnête, grâce à laquelle tous les éléments de la situation finissent par nous être limpidement et honnêtement exposés.

C’est, nous le répétons, dans sa Préface de 1909 que Henry James considère ses principes formels de composition, peu abordés dans le Projet de 1900, où il sonde avant tout le matériau. Cependant, et pour en finir avec nos propres commentaires sur ce point, signalons le fait que la forme même du roman a été largement dictée par une contingence extérieure, l’obligation de paraître en « livraisons » régulières, de tailles égales (d’où la construction en douze « livres »), pour une publication en revue, avant une reprise de la totalité en volume. Or, voici ce qu’il déclare à ce sujet :

« Les Ambassadeurs avaient été, très commodément, “programmés” ; ils devaient d’abord paraître de mois en mois dans la North American Review durant 1903, et il y avait longtemps que j’étais ouvert à toute agréable incitation à l’ingéniosité, pouvant résider dans le fait d’adopter activementafin d’en faire, à sa façon, une petite loi de composition – des coupures et des reprises récurrentes. Je m’étais ici décidé à exploiter et à apprécier régulièrement ces secousses souvent rudesayant trouvé, pensais-je, un admirable moyen de le faire ; mais toutes les questions de forme et de pression, je m’en souviens bien, pâlirent à la lueur de l’exigence majeure, admise aussitôt que vraiment jaugée, celle de n’employer qu’un seul centre et de tout placer dans l’optique de mon héros. » À quoi nous pourrions utilement accoler d’autres remarques faites dans son article de 1899 cité en exergue : « [Le roman] présente l’extraordinaire avantage – un coup de chance à peine croyablede se mouvoir avec une luxueuse indépendance vis-à-vis des règles et des restrictions, tout en étant capable de donner une impression de très haute perfection et de très précieux fini. »

Autrement dit, considérable est la part d’improvisation dans le cadre imposé à la fois par le Projet détaillé et par les conditions de publication, sans perte pour l’aspect de perfection, qui y gagne plutôt, au contraire. Car c’est justement dans cette part considérable d’improvisation que s’ouvre la possibilité de l’inspiration, et donc de cette transcendance qui fait, du moins à nos yeux, la plus grande beauté du produit achevé, à condition toutefois, condition première, qu’elle soit canalisée par la « structure » : c’est la solidité de la structure qui permet l’écoulement régulier, et le bouillonnement occasionnel, de la beauté.

Des deux directions de transcendance que nous avons annoncées, la première est tellement évidente, particulièrement sans doute à nos yeux de Français, que nous n’allons pas nous y attarder. Il s’agit de l’admirable évocation de Paris, du jardin des Tuileries par une matinée ensoleillée, d’un balcon nocturne dominant le boulevard Malesherbes, d’un jardin secret dans le faubourg Saint-Germain, d’un appartement froid et raffiné de la rue de Bellechasse, et par-dessus tout, dirons-nous, du portrait stylisé mais si vivant de Marie de Vionnet, incarnation même, pour Strether, nous l’avons dit, du charme prenant de Paris. (La stylisation consiste en le fait que, tels des personnages des siècles classiques français, de Racine ou de Laclos, ceux de James s’expriment « tous de la même manière », manière jamesienne en l’occurrence. Mais à qui viendrait-il à l’idée de prétendre que l’irrésistible Maria Gostrey et l’odieuse Sarah Pocock, par exemple, pour ce qui est des Américaines du roman, n’ont pas chacune leur très net caractère ? – caractère d’autant plus net, qu’il se distingue pour ainsi dire par lui-même, sans l’artifice de « faire parler chacun comme dans la vie »).

Roman de Paris, donc, et du Paris Rive droite opposé au Paris Rive gauche. Ce n’est pas le Paris de Balzac, malgré, dans La Comédie humaine, tous ces tableaux du « noble Faubourg » qui ont dû tant enflammer l’imagination de James adolescent. Ce n’est pas non plus le Paris de Proust, même si, par l’époque et la société invoquées, c’est bien celui du Côté de Guermantes, et même si James lui aussi a mis en scène deux « côtés » : le côté des Américains parvenus, côté de Chad Newsome et de la Rive droite, exactement situé dans le quartier des bourgeois parvenus de Proust, qui, avec ses parents, avait longtemps logé sur ce boulevard Malesherbes où James loge Chad ; et le côté des vieilles traditions en voie de perdition, côté de Marie de Vionnet et de la Rive gauche, qui est, « topographiquement », celui d’Oriane de Guermantes.

Mais le projet de Henry James, fondamentalement, n’est pas celui d’une peinture sociale de Paris, ni même vraiment des Américains à Paris, malgré un subtil arrière-fond de satire et de « dénonciation », en ce domaine de mutations quasi géopolitiques qu’il fut le premier à traiter par le roman. (C’est, soit dit en passant, la position délicate des grands précurseurs : ils traitent d’une façon nouvelle des réalités nouvelles, et il n’y a donc pas lieu de s’étonner qu’il faille des décennies pour que toute cette nouveauté soit assimilée comme allant de soi. En 1913, les lecteurs éblouis redécouvraient, présentée par Proust sous un jour nouveau, une réalité qu’ils connaissaient tous très bien dans une autre lumière, puisqu’il s’agissait du Paris de 1880. Et donc, ils n’ont pas eu à chercher leurs repères dans le merveilleux dédale, ils les possédaient déjà.) Non, le projet fondamental « conscient » des Ambassadeurs est indiqué avec insistance par James lui-même comme étant clairement illustré par le deuxième chapitre du Livre V. Mais surtout, selon nous, il s’est transcendé en s’illustrant, presque comme malgré lui, dans les troisième et quatrième chapitres du Livre XI.

Pour la nature, l’origine et la fonction de la scène dans le jardin du sculpteur Gloriani, où Strether fait sa grande déclaration au « petit » Bilham, et qui « se trouve au cœur de la marée, plantée par coups vigoureux, comme un solide piquet où nouer les câbles, dans le flot tourbillonnant », nous renvoyons aux claires affirmations de la Préface et du Projet. « Vivez autant que vous le pouvez ; c’est une erreur de ne pas le faire. » C’est un « carpe diem », qui bien sûr est également un « memento mori » : n’oubliez pas que vous allez mourir. Or, il y a un autre chef-d’œuvre célèbre portant le titre de The Ambassadors. C’est, datant de 1533, et exposé à la National Gallery de Londres depuis 1890, le double portrait, par Hans Holbein, de Jean de Dinteville et de Georges de Selve, ambassadeurs à la cour de Henry VIII.