Je les ramasse… je les dépose. Je suis une sorte de valet de place féminin de catégorie supérieure. Je suis une accompagnatrice au sens large. Je promène les gens, comme je vous ai dit. Je ne l’ai pas cherché… cela m’est venu. C’était mon destin… et son destin, on l’accepte. C’est une chose terrible à dire, dans un monde si mauvais, mais je crois vraiment que, telle que vous me voyez, il n’y a rien que je ne connaisse pas. Je connais toutes les boutiques et tous les prix… mais je connais des choses pires encore. Je porte sur mon dos l’énorme charge de notre conscience nationale, ou, en d’autres mots… car tout se résume à cela… de notre nation elle-même. De quoi notre nation se compose-t-elle, sinon des consciences individuelles des hommes et des femmes que je prends en charge ? Je ne fais pas cela, voyez-vous, pour en tirer un profit particulier. Je ne le fais pas, par exemple… certains le font, vous savez… pour de l’argent. »
Strether ne put qu’écouter, que s’étonner et mesurer sa chance. « Et pourtant, affectée comme vous l’êtes à de si nombreux clients, vous ne pouvez guère dire que ce soit par amour. » Il attendit un instant. « Comment vous récompensons-nous ? »
Elle hésita à son tour, mais répondit enfin : « Vous ne le faites pas ! », en l’incitant à bouger de nouveau. Ils se remirent en marche, mais au bout de quelques minutes, tout en réfléchissant encore à ce qu’elle avait dit, il consulta une fois de plus sa montre, machinalement, inconsciemment, et comme s’il était rendu nerveux par la simple excitation de ce qu’il trouvait étrange et cynique dans l’esprit de miss Gostrey. Il regardait l’heure sans la voir, et bientôt il fit une nouvelle halte en entendant sa compagne lui déclarer : « Vous êtes vraiment terrifié par lui. »
Il lui sourit d’un sourire qu’il sentit être presque maladif. « Maintenant vous pouvez voir pourquoi je n’ai pas peur de vous.
— Parce que j’ai ce genre d’illuminations ? Eh bien, elles sont toutes à votre service ! C’est justement ce que je vous ai dit tout à l’heure, ajouta-t-elle. Vous avez le sentiment de mal agir. »
Il recula de nouveau, en s’appuyant au parapet, comme pour en entendre davantage. « Alors tirez-moi de là ! »
Elle prit une mine radieuse, dans la joie que lui inspirait cet appel – mais, comme s’il s’agissait d’agir aussitôt, elle réfléchit visiblement. « De quoi ? De l’obligation de l’attendre ? De l’obligation même de le voir ?
— Oh non… pas de cela, répondit le pauvre Strether d’un air grave. Je dois vraiment l’attendre… et j’ai une grande envie de le voir. Non… de la terreur. Vous avez en effet mis le doigt dessus tout à l’heure. C’est un fait général, mais qui profite d’occasions particulières. Et c’est ce qui se passe à présent pour moi. Je considère toujours quelque chose d’autre… quelque chose d’autre, veux-je dire, que la chose du moment. La terreur tient à cette obsession de quelque chose d’autre. Par exemple, en ce moment, je considère quelque chose d’autre que vous. »
Elle l’écouta avec un charmant sérieux. « Oh vous ne devriez pas faire cela !
— C’est ce que j’admets. Alors rendez-le impossible. »
Elle continuait de réfléchir. « Est-ce vraiment un “ordre” de votre part ?… que j’endosse ce travail ? Vous-même, est-ce que vous vous y prêterez ? »
Le pauvre Strether poussa un soupir.
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