Les âmes mortes

Les âmes mortes
Nikolai Gogol
(Traducteur:
Ernest Charrière)
Publication: 1842
Catégorie(s): Fiction, Roman
Source: http://www.ebooksgratuits.com
A Propos Gogol:
Nikolai Vasilievich Gogol (April 1, 1809 — March 4, 1852) was a
Russian-language writer of Ukrainian origin. Although his early
works were heavily influenced by his Ukrainian heritage and
upbringing, he wrote in Russian and his works belong to the
tradition of Russian literature. The novel Dead Souls (1842), the
play Revizor (1836, 1842), and the short story The Overcoat (1842)
count among his masterpieces. Source: Wikipedia
Disponible sur Feedbooks Gogol:
Le
journal d'un fou (1835)
Tarass
Boulba (1835)
Le
Portrait (1842)
Rome
(1843)
Le
Nez (1836)
Le
Manteau (1843)
La
Calèche (1836)
La
brouille des deux Ivan (1835)
Ménage
d'autrefois (1835)
Viï
(1835)
Note: This book is brought to
you by Feedbooks
http://www.feedbooks.com
Strictly for personal use, do not use this file for commercial
purposes.
Partie 1
Chapitre 1
Le chef-lieu de gouvernement
Une assez jolie petite britchka[1] à ressorts
entra dans la porte cochère d’une hôtellerie du chef-lieu du
gouvernement de N… C’était un de ces légers équipages de coupe
nationale, à l’usage des hommes qui font profession de rester
longtemps célibataires, tels que adjudants-colonels en retraite,
capitaines en second, propriétaires possédant un patrimoine d’une
pauvre centaine d’âmes, en un mot, tous les menus gentillâtres et
hobereaux, qu’en Russie on nomme nobles de troisième main. De la
britchka descendit sans précipitation un monsieur d’un extérieur ni
beau ni laid, d’une taille ni épaisse ni svelte, ni roide ni
souple ; on ne pouvait dire que le voyageur fût vieux, on ne
pouvait non plus le prendre pour un jeune homme. Ajoutons que son
entrée dans la ville n’excita l’attention de personne, ne fit
aucune sensation particulière ; seulement deux paysans russes,
qui se tenaient à la porte d’un cabaret établi vis-à-vis de
l’hôtellerie, se communiquèrent leurs observations. Ces remarques
se rapportaient plutôt à l’équipage qui venait de s’arrêter qu’à la
personne qu’ils voyaient descendre. « Tiens ; regarde, disait
l’un de ces rustres, regarde cette roue ; qu’en
penses-tu ? Voyons, irait-elle au besoin jusqu’à Moscou, ou
non, dis ? – Elle irait, dit l’autre. – Et jusqu’à
Kazan ? – Je crois qu’elle ne tiendrait pas. – Jusqu’à
Kazan ? Oh ! non, dit l’autre, non ; elle resterait
en route. » Et la conversation s’arrêta là. Un moment auparavant,
quand la britchka encore en mouvement était sur le point de
s’arrêter devant l’entrée extérieure de l’auberge, elle croisa un
jeune homme vêtu d’un pantalon de basin blanc, très étroit et très
court, et d’un habit qui avait de grandes prétentions à la mode,
sous lequel on voyait se gonfler une chemisette empesée, fermée par
une épingle du Toula[2] en fer de
fonte et cuivre doré, figurant un petit pistolet d’arçon. Le jeune
homme se retourna, regarda l’équipage en bloc, retint de la main sa
casquette que le vent menaçait d’emporter, et passa son chemin.
Quand la britchka fut entrée dans la cour, le voyageur fut reçu à
une porte d’escalier intérieur par un garçon d’auberge si ingambe,
si vif, si mobile, qu’à peine on pouvait saisir le moment de voir
son visage. Il se précipita dans la cour, une serviette à la main,
en très long surtout de demi-coton, dont la taille avait été faite
juste au niveau des aisselles ; il secoua agilement son
épaisse chevelure taillée net en rond d’un bout de l’oreille à
l’autre, et conduisit lestement le monsieur dans les chambres du
premier et unique étage, par une galerie en bois annexée au mur de
pierres, jusqu’à l’appartement qu’il plaisait à Dieu[3] de lui départir sur sa route. C’était un
appartement d’auberge du genre national, d’une auberge russe faite
comme le sont toutes les auberges russes des chefs-lieux de
gouvernement ; un appartement où, pour deux roubles par
jour[4], le voyageur est mis en possession d’une
chambre tranquille, où il jouit du spectacle des évolutions que
font, dans tous les coins et recoins et sur le seuil de la chambre
voisine, les blattes, les grillons et les gros cafards noirs, qui
font à l’œil distrait l’effet de pruneaux, et de pruneaux en
goguette. Là on sait que la porte du voisin est toujours barricadée
au moyen d’une commode, et le voisin de chambre, toujours un homme
silencieux, morose, mais très curieux, très empressé à épier du
coin de l’œil le nouvel arrivant et à questionner les garçons et le
premier venu sur son compte, malgré la presque certitude de ne rien
apprendre sur eux ou d’apprendre fort peu de chose. La façade de
l’auberge répondait parfaitement à l’intérieur ; elle était
longue et à deux étages[5], dont
l’inférieur ou rez-de-chaussée, dépourvu de tout enduit, était
resté dans son simple déshabillé de briques inégalement brunes,
mais toutes également hâlées par l’action du temps et des brusques
changements de l’atmosphère, fort sales en général et moisies en
quelques endroits, à cause de l’état délabré de tous les conduits.
L’étage avait reçu un enduit que recouvrait le badigeon sacramentel
à l’ocre jaune. Au rez-de-chaussée étaient des boutiques de selles,
licous, brides, fouets, de cordes à puits et de touloupes. À
l’arrière-coin était une porte de boutique, ou plutôt une fenêtre à
tabatière faisant devanture à une espèce de loge ou de niche, où se
tenait un marchand de coco au miel tout chaud, tout bouillant, avec
son samovar[6] en cuivre rouge ; l’homme lui-même
constamment rouge comme sa bouilloire, de sorte que, de loin, on
eût dit deux samovars sur la fenêtre ouverte, s’il n’y avait eu à
l’un deux une barbe noire qui gâtait l’illusion. Pendant que le
voyageur faisait l’examen de la chambre et des meubles, on lui
apporta ses effets, et, avant tous, une valise de peau blanche,
hâlée, déprimée, éraillée, et montrant à ces signes qu’elle ne
voyageait pas pour la première fois. Elle fut déposée sur deux
chaises rapprochées avec le pied l’une vis-à-vis de l’autre contre
la paroi par le cocher Séliphane, petit homme trapu, affublé d’un
touloupe écourté, et par son camarade le laquais Pétrouchka, garçon
d’environ trente ans, à gros nez, grosses lèvres et physionomie
rude, accoutré d’une vieille redingote de son maître. Après la
valise on apporta une petite caisse en bois d’acajou, à
compartiments superposés en simple bouleau du Nord, puis des
embouchoirs à bottes, et une poule rôtie enveloppée d’un papier
bleuâtre. Quand les bagages, le manteau et les coussins eurent été
rentrés, le cocher Séliphane alla à ses chevaux, et le laquais
Pétrouchka s’installa dans une petite antichambre très sombre, un
vrai chenil, en y apportant un gros manteau de drap de Frise, et en
même temps une sorte d’odeur qui lui était toute particulière,
odeur qui s’était communiquée à un sac de différentes nippes à son
usage ; il affermit contre le mur un lit fort étroit auquel il
manquait un pied qu’il suppléa par une bûche ; il couvrit ce
bois de lit d’une façon de matelas aplati, mince comme un beignet
et non moins gras qu’un beignet fait de la veille, que l’aubergiste
voulut bien laisser à sa disposition. Pendant que les domestiques
de l’inconnu faisaient leurs arrangements, leur maître passa dans
la salle commune. Ce que c’est que les salles communes dans nos
auberges, tout voyageur le sait à fond en une fois ; ce sont
partout les mêmes parois peintes à l’huile, noircies en haut par la
fumée, salies en bas par la chevelure des pratiques, encrassées
immédiatement au-dessous par le dos de tous les voyageurs, et
surtout par les bons gros marchands de la province ; car
ceux-ci, les jours de foire et de marché, viennent là prendre leur
portion de thé, dont ils se font sept ou huit verres, jusqu’à ce
qu’il ne sorte plus de la théière que l’eau bouillante à l’état
naturel, qu’ils y versent, à mesure, d’une autre théière plus
grande. C’est partout le même plafond enfumé et le même lustre
poudreux à carcasse de cuivre et pendeloques de verre innombrables,
qui ressautent et cliquettent chaque fois que le garçon d’auberge
court sur une vieille pièce de toile cirée, en balançant hardiment,
à hauteur d’épaules, un plateau portant un régiment de tasses qu’on
prendrait pour une volée d’oiseaux assemblés sur une planche bercée
par la houle du rivage ; partout les mêmes tableaux appendus
aux murs, peintures à l’huile la plupart, s’il vous plaît, et
impayables… et ce qu’on voit enfin en toute auberge ;
seulement ici il y avait à remarquer une nymphe gratifiée d’une
poitrine si haute, que personne, je crois, n’aura jamais vu dans la
nature un pareil luxe de carnation. Je me trompe : on peut, il est
vrai, citer quelques exemples analogues dans certains tableaux
d’histoire ou de mythologie, qui ont été, on ne sait quand, ni où,
ni par qui, importés en Russie, à moins que ce ne soit par nos
grands seigneurs, touristes de distinction et amateurs passionnés
des beaux-arts, qui en auront peut-être fait l’acquisition en
Italie, d’après le conseil des courriers qu’ils prennent pour
guides et directeurs dans leurs voyages. Le monsieur jeta sa
casquette sur une table et se désentortilla le cou d’une longue
écharpe de laine bariolée comme celles que les femmes tricotent
pour leurs maris, à qui elles enseignent la manière de s’en
servir ; quant à messieurs les célibataires, ils en portent
aussi, mais je ne puis dire de qui ils les tiennent ; pour ma
part, le ciel m’est témoin que je n’en ai jamais fait usage. Le
monsieur donc, ainsi décoiffé, mis à l’aise, et aéré, ordonna, sans
s’expliquer autrement, qu’on lui servît à dîner. Pendant qu’on lui
apportait plusieurs plats, de ces plats qu’on trouve dans toutes
les auberges, premièrement la soupe aux choux fermentés, avec
accompagnement, sur une assiette à part, du pâté feuilleté, tenu en
réserve des semaines entières pour l’appétit connu de messieurs les
voyageurs ; puis de la cervelle rissolée, flanquée de petits
pois, des saucisses sur un lit de choucroute, poularde rôtie et
concombres, soit baignant dans la saumure, soit frais et servis en
salade de tranches fines, et enfin l’éternel gâteau feuilleté à la
confiture, toujours à l’étalage, toujours au service des
dîneurs ; pendant que le garçon d’auberge présentait à
l’inconnu toutes ces choses, les unes réchauffées, les autres
froides, celui-ci lui adressait la parole avec affabilité, lui
faisant raconter toutes sortes de détails sur l’homme qui
auparavant tenait cette hôtellerie, et sur son patron, l’aubergiste
actuel : il demandait, par manière de passe-temps, combien
l’établissement lui rapportait, et si ce n’était pas, comme tant de
ses confrères, un grand vaurien ; sur quoi le serviteur répond
ordinairement : « Oh ! oui, monsieur ! vous avez bien
deviné ; c’est un fier gredin ! » En Russie, maintenant,
comme en Europe, il est évident qu’on s’humanise ; et il y a
beaucoup de personnes honorables qui ne peuvent manger dans les
auberges sans questionner les domestiques, sans échanger même avec
eux des propos badins, ou plaisanter sur leur compte.
1 comment