Le nouvel
arrivé, lui, n’était pas homme à s’arrêter longtemps aux questions
futiles : il voulut savoir, et avec une grande exactitude, qui
était, en cette ville-là, le gouverneur civil, qui le
vice-gouverneur, qui le président du tribunal, qui le procureur
général ; bref, non seulement il n’omit pas un seul personnage
marquant, mais encore c’est avec force détails et un grand air
d’intérêt qu’il s’informa du nom, de la qualité, des titres, du
caractère de tous les principaux propriétaires ; il demandait
combien ils avaient d’âmes chrétiennes dans leur obéissance, s’ils
habitaient loin, quel était leur genre de vie, leur manière d’être,
et s’ils venaient souvent à la ville : il demanda d’un ton on ne
peut plus sérieux s’il n’y avait pas eu de maladies contagieuses
dans le gouvernement, des fièvres chaudes, des dysenteries, la
petite vérole, etc., etc. ; et à tout cela, on voyait qu’il
gravait toutes les réponses dans sa mémoire avec un soin qui
dénotait plus que de la curiosité vulgaire. Ce monsieur, à le bien
considérer, devait être un homme d’un esprit positif et solide, et
il se mouchait à fort grand bruit. On ne sait comment il s’y
prenait pour cela ; mais il est de fait que son nez produisait
un son éclatant, analogue à celui du cor de chasse. Ce mérite, si
minime qu’il puisse paraître, le mit toutefois en fort grande
considération auprès du garçon d’auberge, qui, chaque fois qu’il
entendait ce bruit magistral[7], secouait
son épaisse chevelure et se cambrait plus respectueusement,
inclinait le front en avant sans mouvoir le reste du corps, et
disait : « Que désire monsieur ? » Le monsieur, après son
repas, prit une tasse de café et s’installa sur le divan en
glissant derrière son épine dorsale un de ces coussins que, dans
nos hôtelleries russes, on rembourre, non pas d’un crin élastique,
mais de quelque chose qui, en peu de temps, acquiert à peu près la
consistance d’un pouding de briques et de cailloux. Là, s’étant
involontairement pris à bâiller, il clignota quelques minutes, puis
se leva et se fit reconduire à sa chambre, où il s’étendit et fit
une méridienne d’environ deux heures. À son réveil, il écrivit sur
un petit carré de papier, à la demande du garçon, ses noms de
baptême et de famille, et son rang civil. Le garçon, en
redescendant l’escalier, se mit à épeler le chiffon, où étaient
inscrits ces mots : Le conseiller de collège Paul Ivanovitch
Tchitchikof, voyageant pour affaires personnelles. Comme le faquin
était encore occupé de sa lecture, P. I. Tchitchikof passa de sa
personne tout près de lui ; il sortait pour voir la ville. Il
parait qu’il fut content de ce qu’il y vit ; il trouva, en
effet, que cette petite ville ne le cédait à aucun égard aux autres
chefs-lieux de nos gouvernements : ici, comme partout, beaucoup de
maisons de bois modestement peintes en gris, et quelques maisons en
pierres éblouissantes de leur éternel badigeon à l’ocre jaune.
Toutes ces maisons étaient à un, à un et demi et à deux étages.
J’ai dit à un et demi, comptant pour demi la mezzanine[8], qui est une manière de tourmenter la
toiture et d’envahir le grenier, sous prétexte d’y faire des
chambres ; l’opinion des architectes de province est que rien
n’est plus joli. Ces maisons, en certains endroits, étaient comme
perdues dans l’encaissement général d’une rue large comme un champ
et dans d’interminables palissades de planches. Sur d’autres points
elles étaient plus rapprochées, et là on voyait un peu de monde, un
peu de mouvement, un peu de vie. Là on apercevait, au-dessus ou à
côté de quelques portes, des enseignes presque effacées, mais où
l’on distinguait pourtant encore, sur celle-ci, des images de
différents pains en nœud d’amour et autres formes ; sur
celle-là, des bottes ; sur d’autres, un habit, un pantalon
bleu et le mot tailleur d’Archavie (Varsovie), à la suite du nom du
l’artiste. Plus loin l’enseigne représentait des bonnets et des
casquettes, avec ces mots : Magasin de l’étranger Vacili
Fédorof ; ailleurs étaient peints un billard et deux amateurs
en habits habillés, rappelant les comparses de nos théâtres,
lorsqu’ils figurent les invités d’un bal splendide. L’un des
partenaires est représenté les bras très retirés en arrière, au
moment où il chasse sa bille ; l’autre se tient debout, mais
ses jambes sont tellement ouvertes à la hauteur des genoux, qu’il
ressemble à un danseur de guinguette qui vient d’exécuter un
entrechat. Au-dessous de cette peinture provoquante, était écrit :
C’est ici l’établissement. À deux ou trois coins de rue se tenaient
naïvement des tables de menus trafiquants de la campagne, couvertes
de noisettes et de pains d’épice qui ressemblaient à du
savon ; là où il y avait des restaurants, l’enseigne
représentait un énorme poisson piqué d’une fourchette. Ce qu’on
remarquait le plus souvent, c’étaient des aigles impériales à deux
têtes, dédorées, noirâtres et poudreuses, qui sont maintenant
remplacées par cette inscription : Cabaret. Le pavé était partout
plus ou moins défoncé. Il vit aussi le jardin de la ville, planté
de maigres arbustes mal venus, serrés vers le milieu de la tige par
un lien rapprochant trois tuteurs très joliment peints en vert à
l’huile. Quoique ces arbustes ne fussent ni plus ni moins grands
que des roseaux, il a été dit dans les gazettes, à l’occasion d’une
illumination : « Notre ville, grâce aux soins d’une administration
toute paternelle, s’est embellie d’un jardin riche en arbres
touffus, ombreux et variés d’espèces, prodigues de leur douce
fraîcheur aux jours brûlants de la saison caniculaire. Oh !
qu’il était attendrissant de voir comme les cœurs des bourgeois
tressaillaient de reconnaissance et comme les yeux versaient des
ruisseaux de larmes en songeant à tous ces travaux, à ces soins
éclairés de l’autorité locale ! » Après s’être fait expliquer
par le garde de ville du coin de rue quel était le plus court
chemin pour aller à la cathédrale, puis de quel côté étaient les
tribunaux et l’hôtel du gouverneur, Tchitchikof alla voir la
rivière qui coule au milieu de la ville ; chemin faisant, il
arracha d’un poteau une affiche qui y était fixée par trois clous
inégaux, afin d’en prendre connaissance chez lui tout à
loisir ; il regarda attentivement une assez jolie dame qui
passait sur un trottoir de madriers, suivie d’un petit domestique
en livrée de coupe militaire, qui tenait un cabas ou sac de
til[9] à la main ; et après avoir jeté un
regard autour de lui, comme pour se rappeler bien la disposition
des lieux, il s’en retourna à la maison. Il fut soutenu pour la
forme par le garçon d’auberge en montant l’escalier qui conduisait
à sa chambre. Il prit le thé, puis il s’assit devant une console,
se fit donner de la lumière, tira de sa poche l’affiche dont il
s’était emparé dans sa promenade, l’avança près de la chandelle, et
se mit à lire en fermant à demi l’œil droit. Il n’y avait rien de
remarquable dans cette affiche : on donnait un drame de Kotzebue
dans lequel M. Poplevine jouait le rôle de Rolla, Mlle Iahlova
celui de Cora ; les autres personnages étaient moins
marquants, et pourtant il en lut toute la liste, et même il lut le
prix des places du parterre, et sut que l’affiche avait été
imprimée dans la typographie des tribunaux du gouvernement ;
puis il la retourna pour voir s’il n’y avait pas quelque chose à
lire au verso, mais n’y ayant rien trouvé, il se frotta les yeux,
plia l’affiche et la mit dans son nécessaire de voyage, où il avait
l’habitude de fourrer tout ce qui lui tombait sous la main. Sa
journée fut scellée par une portion de veau froid arrosée d’une
boisson aigre-douce, et par un somme rivalisant de bruit avec un
grand jeu de pompe, selon l’image usitée dans quelques endroits du
vaste empire russe. Tout le jour suivant fut employé à faire des
visites ; le voyageur se mit en devoir d’aller saluer chez eux
tous les personnages marquants de la ville. Il se rendit
respectueusement chez le gouverneur, qui, comme Tchitchikof,
n’était ni gras ni maigre, mais qui portait Sainte-Anne au
cou ; il avait même été présenté pour l’étoile[10] ; du reste, c’était un homme tout
bonasse, à qui il arrivait quelquefois de broder sur du tulle.
Après cela, il alla chez le vice-gouverneur, puis chez le procureur
et chez le président de cour, chez le maître de police, chez le
fermier des eaux-de-vie, chez le directeur général des fabriques de
la couronne.
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