Je regrette qu’il soit difficile d’énumérer au complet
tous les puissants de ce petit monde ; mais il suffit de dire
que le voyageur déploya une activité extraordinaire dans cette
course aux visites ; ce fut au point qu’il crut devoir aller
présenter ses respects même à l’inspecteur du conseil de médecine
local et à l’architecte de la ville. En sortant de là, il ordonna à
son cocher d’aller doucement, voulant, du fond de sa britchka,
penser à qui il avait encore à faire sa visite ; mais il se
trouva qu’il avait épuisé la liste des fonctionnaires et employés
de la localité. Dans les conversations qu’il eut avec les
autorités, il avait su très habilement faire sa cour à chacun en
graduant ses prévenances. Au gouverneur il avait trouvé moyen
d’amener un à-propos pour glisser le mot que, « dans sa
juridiction, on entrait comme dans un paradis ; que les
chemins étaient doux comme du velours, et que les gouvernements qui
donnent aux provinces de sages magistrats sont bien dignes et
d’amour et de louanges. » Il dit au maître de police quelque chose
de très flatteur par rapport aux gardes de ville ; et, dans la
conversation avec le vice-gouverneur et avec le président de cour,
qui n’étaient encore que du rang de conseillers d’État, rang qui
correspond au grade de brigadier, il les gratifia deux fois du
titre prématuré de VOTRE EXCELLENCE, ce qui ne laissa pas que de
leur être fort agréable. La conséquence fut que le gouverneur
l’invita à venir le jour même à sa soirée ; les autres
employés, de leur côté, l’invitèrent, qui à dîner, qui à une partie
de boston, qui à un thé d’apparat. Le voyageur paraissait éviter
autant que possible de parler de lui-même ; s’il y était
forcé, ce n’était que sous la double enveloppe du lieu commun et
d’une évidente réserve, et son langage, en pareille occasion,
affectait volontiers les formes du discours écrit : il disait être
un ver, un atome invisible de ce monde, peu digne qu’on fit grande
attention à lui ; qu’il avait beaucoup souffert dans sa
vie ; que, dans le service public, il avait été, pour sa
droiture inflexible, un vrai souffre-douleur ; qu’il s’était
fait, par sa franchise, beaucoup d’ennemis, dont quelques-uns
avaient même attenté à sa vie ; que maintenant, ne voulant
plus songer qu’au repos, il commençait à s’occuper du soin de
choisir une localité agréable pour s’y fixer à jamais ; et
que, étant arrivé en cette ville… il avait cru de son devoir le
plus indispensable de venir présenter ses humbles civilités aux
fonctionnaires publics… marquants. C’est tout ce que la ville
parvint à recueillir de la bouche de ce modeste personnage.
Tchitchikof était content de sa matinée, et il lui tardait d’aller
se montrer à la soirée du gouverneur. Les apprêts qu’il jugea à
propos de faire pour cette soirée lui prirent deux bonnes heures de
temps, et il porta sur les moindres détails de sa toilette une
attention telle que nous n’en avons jamais connu d’autre exemple.
Après une courte sieste qui suivit son dîner, il se fit donner à
laver ; il se frotta très longtemps de savon les deux joues en
les enflant à l’aide de sa langue ; puis saisissant
l’essuie-mains, jeté en sautoir sur l’épaule du garçon d’auberge,
il en frotta soigneusement son frais visage, à commencer de
derrière les oreilles, du cou et de la nuque jusqu’aux tempes, aux
coins de la bouche et autour des narines, après s’être largement
gargarisé à deux reprises, en soufflant une bonne partie de son eau
droit à la face du garçon qui tenait l’aiguière. Puis il s’ajusta
devant la glace une chemisette de batiste, s’arracha deux poils du
nez, et, aussitôt après cette opération, passa un habit couleur
tabac d’Espagne à pluie d’or. Après avoir endossé son manteau, il
longea rapidement dans sa voiture deux rues d’une largeur
remarquable, éclairées de la maigre lueur tombant languissamment de
quelques fenêtres de maisons qui semblaient fuir, une lanterne
sourde à la main. En revanche, l’hôtel du gouverneur était éclairé
du haut en bas comme pour un grand bal. Calèches à fanaux allumés,
gendarmes près de l’avancée[11], cris
des postillons, rien ne manquait au comme il faut d’un hôtel
préfectoral. En entrant dans le salon, Tchitchikof dut un instant
clignoter, tant l’éclat des bougies, des lampes et de la parure des
dames était redoutable. La pièce en était tout imprégnée de
lumière. Les habits noirs voltigeaient çà et là, séparément et en
essaims, comme on voit les mouches fondre sur un beau sucre
raffiné, en été, dans un chaud mois de juillet, quand la vieille
ménagère le met en morceaux devant une fenêtre large ouverte ;
les enfants de la maison s’assemblent alentour, et suivent avec la
vive curiosité de leur âge le mouvement des rudes mains de la
vieille, qui lève et abat le marteau sur les fragments qu’elle
réduit en petits cubes irréguliers, et les escadrons aériens
manœuvrent habilement la gaze de leurs ailes dans le courant d’air,
s’abattent hardiment sur la table en vraies commensales reçues, et,
profitant de la myopie de leur hôtesse et du soleil qui lui blesse
la vue, envahissent, les unes l’amas des cubes confectionnés, les
autres les galeries que forme l’entassement des gros fragments à
réduire. Rassasiées, sans ce secours, des mille richesses de l’été,
mets friands que le ciel prodigue en tout lieu à ces filles de
l’air, elles sont venues là moins pour se nourrir que pour voir de
près le cristal sucré qui brille, pour aller et venir dans tous les
passages que forme un monceau de sucre, pour se faire voir, pour se
voir, pour se frotter les unes aux autres les pattes de devant et
celles de derrière, et pour s’en chatouiller à elles-mêmes la
poitrine sous leurs ailes légères, pour tourner sur elles-mêmes,
s’envoler et de nouveau venir s’abattre et s’ébattre avec de
nouveaux bataillons. Tchitchikof n’avait pas eu le temps de se
reconnaître, que déjà il était saisi sous le bras par le
gouverneur, qui le présenta aussitôt à madame son épouse. Le
voyageur ne fut pas plus embarrassé le soir devant la femme qu’il
ne l’avait été le matin devant le mari. Il trouva moyen de lui
tourner un petit compliment, très convenable dans la bouche d’un
homme d’un certain âge, en possession d’un rang civil mitoyen comme
son âge. Quand les quadrilles qui se formaient dans la salle eurent
fait reculer jusqu’au mur ceux qui ne dansaient pas, il se croisa
les bras sur l’épine dorsale et regarda très attentivement les
danseurs. Beaucoup de dames étaient en élégante toilette à la
mode ; d’autres portaient les robes que les faiseuses de la
province avaient pu leur fournir. Les hommes, ici comme partout,
étaient de deux catégories : les fluets, qu’on voit papillonner
autour des dames ; beaucoup de ceux-ci étaient de si bon genre
qu’on ne pouvait les distinguer des fluets de Pétersbourg ;
mêmes favoris soigneusement peignés, artistement coupés, mêmes
frais visages ovales, même amabilité auprès des femmes, même usage
familier de la langue française, même gaieté convenable qu’à
Pétersbourg ; et les gros, dont deux ou trois fort gros, avec
eux les moyens, tels qu’était Tchitchikof, je veux dire ceux qui ne
sont plus sveltes. Les personnes de cette catégorie louvoyaient
dans le voisinage des jeunes gens, et ils étaient bien plus portés
à s’éloigner des dames qu’à s’approcher d’elles. Ils regardaient du
côté des salles latérales s’ils ne verraient pas quelque part
dresser des tables de whist. Ils avaient des faces arrondies et
pleines, quelques-uns avec des petites verrues à poil, dont ils ne
s’inquiétaient guère ; d’autres avec des marques de petite
vérole, dont ils ne se désolaient plus. Ils n’avaient sur la tête
ni frisure, ni huppe, ni coup de vent, ni diable m’emporte, noms
tout français ; leur chevelure était tondue presque ras ou
d’une certaine longueur, mais pommadée presque à plat ; les
traits de la face, chez quelques-uns, étaient, sans reproche, un
peu forts, les nez assez généralement épatés. C’étaient les
fonctionnaires publics, les notabilités de la ville. Hélas !
les gros, les tout gros s’entendent mieux à faire leurs affaires
que messieurs les fluets à galbe ovoïde. Les fluets sont,
soi-disant, au service comme employés réservés, attachés à de hauts
fonctionnaires pour commissions de confiance, ou simplement
immatriculés comme étant au service, et on ne voit qu’eux partout
où il y a des hommes de loisir qui s’amusent ; leur existence
est légère, frivole, précaire ; ils ne vont ni au feu, ni au
bureau, ni à la terre ; on ne voit pas en quoi ils pourraient
être utiles, soit à l’État, soit à eux-mêmes.
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