Le libéral dispensateur de ces excellents vins versait avec un zèle infini dans les verres de ses conviés ; Tchitchikof remarqua, sans faire semblant de rien, que le cher hôte ne se versait à lui-même presque rien. Cette observation le mit sur ses gardes, et, dès que Nozdref se tournait vers son beau-frère soit pour lui adresser la parole, soit pour lui verser rasade, il se hâtait de renverser son verre dans son assiette. Bientôt Nozdref fit apporter sur la table un ratafia de sorbier, qui avait, disait-il, tout à fait le goût de la prune de reine-Claude, mais qui, en réalité, exhalait une forte odeur de brandevin imparfaitement saturé de sorbe cueillie avant maturité. Les conviés paraissant ne point trouver le goût de prune au prétendu ratafia, Nozdref ne douta point qu’ils ne rendissent du moins justice à un certain balsame ou baume de dessert, le seul vrai parfum des bouches, qui portait un nom si difficile à retenir en mémoire, qu’aux trois fois qu’il le dit il y eut des variantes incroyables, mais dont il ne parut pas avoir conscience. Le dîner et la popination prirent fin, mais longtemps encore les convives restèrent attablés ; c’est que la verbosité du maître de la maison tarissait moins vite que ses bouteilles. Tchitchikof n’avait garde d’aborder auprès de Nozdref, en présence du grand beau-frère, la question qu’il ne perdait jamais de vue. Le beau-frère était un tiers, et il est des négociations qui ne souffrent pas un tiers, ce tiers fût-il un aveugle, un sourd-muet, un homme annihilé, un homme chargé de sommeil et venant à tout moment becqueter la table du bout de son nez, comme le faisait déjà le grand blond. Mais celui-ci ayant lui-même remarqué son état et craignant de sombrer en ces parages, demanda la parole et sollicita une autorisation de départ. Il parla d’une voix lourde et pâteuse, qui le faisait ressembler à l’homme qui, selon le dicton russe, entreprendrait de seller un cheval de roulier et de lui passer le licou en se servant d’une pince à fil d’archal au lieu des deux bras. « Non, non, non ! je ne te lâche pas ! cria Nozdref. – Cher ami, ne me retiens pas ; il faut que je parte ; tu me désobligerais beaucoup que de me retenir ici dix minutes de plus… balbutia le beau-frère, que sa chaise, bien que légère, embarrassait singulièrement, tant elle se montrait attachée à ses jambes. – Des bêtises ! des bêtises ! nous allons faire une petite banque. – Fais ta banque toi-même comme tu l’entendras ; moi, je ne peux pas rester ; ma femme est sûrement furieuse contre moi ; il faut que j’aille lui dire tous les détails de la foire ; je lui dois, vrai, je lui dois ce petit plaisir-là. Tu me fais une grande injure que de songer seulement à me retenir. – Ah ! ta femme, ta femme ! Est-il bon avec sa femme ! La grande affaire, vraiment, que vous avez à traiter ensemble aujourd’hui ! – Non, frère, vois-tu ; c’est une femme si bonne, si dévouée, si sage ! Elle me rend de tels services que, tiens, les larmes me viennent aux yeux… Non, non, ne me retiens pas ; foi d’honnête homme, je pars ; je te le dis en toute sincérité, il faut que je parte ! – Eh ! qu’il parte ! Qu’est-ce qu’il y a à faire de lui ? chuchota Tchitchikof à l’oreille de Nozdref. – Au fait, c’est bien vrai ! dit Nozdref, moi j’exècre les gens fadasses ! » Et il ajouta en haussant la voix et les épaules : « Bon ! ta femme veut pelotonner sa laine, va lui tenir l’écheveau. Que le diable t’emporte, Fétiouk !… – Ah ! frère, ne m’appelle pas Fétiouk à propos d’elle ; moi, je lui dois la vie. Elle est si charmante, si bonne, si caressante !… Elle entre dans les moindres détails ; je devrais lui dire tout, tout ce que j’ai vu à la foire… Oh ! excellente, excellente !… – Eh bien ! va donc la trouver !… Allons, file… mais file donc ! – Je pars, frère ; tu es chez toi ; excuse-moi ; je ne puis rester, vrai, je ne puis pas. C’est à mon grand regret que je te quitte comme ça, mais… impossible autrement. – File ! on te dit. – Impossible autrement… Pardon !… » Le beau-frère répéta encore bien longtemps ses excuses ; il était assis dans sa britchka que Tchitchikof l’entendit, de la fenêtre, qui s’excusait encore ; et quand il fut bien loin, et qu’il n’avait plus autour de lui que des champs de blé, Tchitchikof observa, aux grands gestes qu’il faisait, sans nul souci du cocher, qu’il continuait de se confondre en des excuses que le vent ne pouvait apporter jusqu’à eux. Quelque chose nous dit que sa femme dut remettre au lendemain pour satisfaire sa curiosité sur les détails de la foire. « Un garçon de rien ! dit Nozdref qui se tenait à la fenêtre, et regardait l’équipage s’éloigner au grand trot. Je suis moi-même content qu’il ait vidé le plancher. Son cheval de volée n’est pas mauvais, sais-tu ; il y a bien longtemps que je veux le lui raccrocher ; mais le moyen, je te prie, d’empoigner un homme qui se fait tout de suite un bouclier de sa femme. Pouah ! Fétiouk ! Fétiouk ! » Là-dessus ils passèrent dans la chambre de réception. Porphiri donna des lumières. Tchitchikof remarqua dans les mains de son hôte un jeu de cartes sous banderole. D’où sortait ce jeu de cartes, c’est ce qu’il ne put deviner, car il ne vit Nozdref ouvrir aucun tiroir ni même s’approcher d’aucun meuble. « Çà, frère, pour employer à quelque chose le temps de notre soirée, je fais la banque pour trois cents roubles, n’est-ce pas ? » dit Nozdref ; et, tout en parlant, il pressa légèrement les cartes ; l’enveloppe banderolée creva, sauta et fut repoussée du pied derrière un crachoir.