« Tenez, voici un champ, dit Nozdref, en prenant à gauche de la forge, un champ où il vient tant de lièvres, qu’il y a des heures où on ne voit plus un pouce de terrain ; c’est au point qu’en me promenant par ici sans penser à rien, moi qui vous parle, j’en ai attrapé un par les pattes de derrière. – Bah ! jamais, jamais tu n’attraperas un lièvre à la main, fit observer le grand blond. – Il le faut pourtant bien, puisque je te dis que j’en ai pris un. À présent, je vais te faire voir ma frontière, reprit Nozdref, s’adressant à Tchitchikof ; c’est la ligne où finit ma propriété. » Nozdref conduisit ses hôtes à travers un champ en très grande partie inégal, plein de ronces, de pierres et de flaches qui le rendent indéfrichable. Nos promeneurs devaient monter et descendre à chaque pas, faire des détours fatigants, et parfois traverser des espaces labourés. Tchitchikof commençait à éprouver une certaine lassitude. Dans beaucoup d’endroits les pieds se sentaient sur un sol spongieux et moite, où la trace des pas se remplissait d’eau, tant le niveau en était bas. Dans les premiers moments ils avancèrent avec précaution ; mais, voyant bientôt que leur prudence tournait contre eux, ils marchèrent droit en avant sans regarder où il y avait plus ou moins de vase. Après avoir parcouru de la sorte une assez grande distance, ils virent en effet une limite qui consistait en un poteau et en un petit fossé. « Voici ma limite ! dit Nozdref ; tout ce qui est de ce côté-ci est à moi… Et même de ce côté-là, tiens, ce bois que nous voyons bleuir là-bas, avec ce qui s’étend de bonnes terres derrière le bois, c’est aussi à moi… – Et quand donc ce lieu-là est-il devenu la propriété ? dit le beau-frère ; est-ce que tu l’as acheté récemment ? Il n’était pas à toi, mais bien à… – Récemment, oui, tout récemment, répondit Nosdref. – Comment as-tu donc fait pour acheter des bois en si peu de temps ? car… – Il y a trois jours, j’en ai fait l’acquisition… et, ma foi, j’avoue que je l’ai payé diantrement cher. – Il y a trois jours, tu étais à la foire. – Eh ! Sophron, que tu es singulier ! Est-ce qu’on ne peut pas en même temps être à la foire à trente, à cinquante verstes et acheter ici un terrain dont on a envie ? J’étais à la foire, moi, de ma personne ; mais mon intendant, ici, a terminé pour moi. – C’est ton intendant qui a passé le contrat, bravo ! c’était pressé !… Eh bien, soit. » Et malgré cette phrase conciliante, le taquin continua à douter du fait de l’achat ; je n’en veux pour preuve qu’un certain branlement qu’il imprima à sa tête pendant plus de cinq minutes. Il y a des parents bien fâcheux parfois. Les conviés de l’acquéreur de forêts furent ramenés, par le même détestable chemin, à la maison domaniale. Nozdref les conduisit droit à son cabinet, où, du reste, il n’y avait pas trace de livres, de papier ni de bureau-table, ni de rien de ce qu’on voit dans tous les cabinets ; il n’y avait là que des sabres sans prix (entendez-le comme vous voudrez), puis deux fusils, l’un de trois cents, l’autre de huit cents roubles. Le beau-frère les regarda l’un et l’autre, et de nouveau branla la tête… C’était chez lui une sorte de parti pris. Puis furent exhibés des poignards turcs, sur le meilleur desquels était gravé, par quelque erreur sans soute, Savélie Sibiriakof, ce qui supposerait un armurier russe… russe impossible !… Après les poignards il fut exposé un orgue de barbarie. Nozdref, placé en face de ses conviés, se mit, pour les charmer, à tourner lui-même la manivelle. L’orgue joua, et même assez agréablement ; mais il paraît qu’il y avait eu dans la mécanisme quelque perturbation dont l’effet ne laissait pas que d’avoir sa bizarrerie, car l’ouverture du Jeune Henri prenait, sans autre transition qu’une sorte de hoquet ou de sanglot, le beau milieu de Malbrouck s’en va-t-en guerre, qui lui-même devenait presque aussitôt la valse de la Reine de Prusse, prise à la cinquième ou sixième mesure, pour entrer, vingt mesures plus loin, en pleine ouverture de la Caravane du Caire. Nozdref, sentant bien qu’il y avait là quelque chose de peu régulier, abandonna la manivelle ; mais il se trouvait dans cet orgue une flûte des plus obstinées, qui persista encore plusieurs minutes à siffloter toute seule, avant d’exhaler deux ou trois grognements sourds dans lesquels elle s’éteignit. Au jeu de l’orgue succéda une revue de pipes : il y en avait en bois, en terre blanche, en écume de mer[42] ; il y en avait des culottées et de non culottées, d’encottemaillées de laiton et de non emmaillotées, mais simplement coiffées d’un casque ; il y eut un tuyau de bois de rose surmonté d’un superbe moundchtouk d’ambre, récemment gagné aux cartes, et une bourse à tabac (je crois pouvoir dire une blague) brodée par une certaine comtesse, quelque part, dans une maison de poste, charmante femme qui était tout à coup devenue folle de Nozdref. Selon lui, elle avait des mains du plus exquis superflu, mot de peu d’usage dans le langage russe, mais dont l’emploi, dans la bouche de Nozdref, parut vouloir signifier le comble de la beauté et de la délicatesse dans le modelé. Après une légère dégustation apéritive consistant en un tout petit morceau ou deux ou trois du fameux balyk rapporté de la foire et un bon verre à madère d’eau-de-vie commune, les trois gentilhommes se mirent à table en d’excellentes dispositions ; il était à peu près cinq heures. Il paraît que le dîner n’était pas, chez Nozdref, regardé comme un objet digne de beaucoup d’attention ; les plats avaient bien peu de figure ; l’un était brûlé, un autre n’était pas cuit ; le cuisinier, probablement, se livrait sans contrainte à son inspiration du jour : il jetait dans ses casseroles ce qui lui tombait sous la main. Avait-il près de lui du poivre, il mettait du poivre ; un chou, il mettait son chou ; il versait du lait et du sirop de sucre, avec des feuilles de laurier et du clou de girofle, puis il jetait des tranches de jambon, des pois, des abatis de volaille et force cannelle ; bref, tout y passait, et il ne s’agissait que de servir chaud : le mets aurait toujours bien une saveur quelconque, Nozdref ne fit aucune attention à ce qui fut présenté en ce genre de produits ; mais il fut, en revanche, doublement attentif au service des vins : on n’avait pas encore donné la soupe qu’il avait déjà rempli deux grands verres devant chacun de ses convives, l’un, de vin de Porto, l’autre, de haut Sauterne. Notez, je vous prie, que c’était du haut Sauterne, car vous saurez que, dans nos chefs-lieux de gouvernement et dans nos villes de district, de mémoire d’homme on n’a vu paraître une seule bouteille de pur et simple vin de Sauterne. La soupe était à peine absorbée et l’un des verres pleins à peine effleuré, que Nozdref fit déboucher une bouteille d’un madère tel que le feld-maréchal lui même n’avait rien de meilleur à sa table. C’était, en effet, un madère si plein de feu qu’il brûlait le palais et l’œsophage. Nos marchands, connaissant le goût des seigneurs de la province pour le meilleur madère, ne manquent jamais d’y mêler une bonne dose de rhum, si ce n’est même de vodka tsarienne[43], parfumée au suc brûlé, persuadés qu’ils sont que l’estomac russe supporte tout au monde. Puis Nozdref donna ordre qu’on apportât la fine bouteille de bourguignon-champagnon, et il nous expliqua que ce vin, encore peu connu et très cher, a le double bouquet du bourgogne et du champagne, s’il est pris à la chaleur de la chambre ; que tiède, c’est un excellent bourgogne, et que, frappé à la glace, c’est quelque chose, de plus fin que le crément comme pur champagne.