Il n’y avait pas à s’en choquer, puisqu’il était de même aux tu et aux toi avec le maître de police et avec le procureur lui-même. Une chose frappa, du reste notre voyageur : lorsqu’on se fut mis à s’échauffer au jeu, les deux fonctionnaires, surveillant le nouvel arrivant, commencèrent à vérifier exactement ses levées, et suivirent de l’œil chaque carte qu’il jouait. Le jour suivant, Tchitchikof gratifia de sa soirée le président de cour, qui reçut toutes ses visites sans dépouiller sa robe de chambre assez graisseuse, malgré la présence de deux dames. Le quatrième jour il alla, dans l’après-dîner, chez le vice-gouverneur. Le jour suivant, il se trouva à un dîner de cérémonie chez le fermier des eaux-de-vie, puis à un dîner sans façon chez le procureur, petit dîner qui en valait bien un grand ; puis chez le maire, à un déjeuner de sortie de messe, qui valait, certes, un dîner pour l’abondance. Bref, il n’y avait pas moyen qu’il passât une heure chez lui en repos, et il ne rentrait à son auberge que pour dormir et changer de linge. Il sut parfaitement se retourner au milieu du tout ce peuple de notables, et s’y montra tout à fait homme du monde. Quel que fût le sujet d’un entretien, il savait soutenir la conversation. Était-il question de haras, on aurait pensé qu’il n’avait vu que cela ; chiens, il faisait, sur la plupart des meutes et des races, des observations fort judicieuses ; enquêtes judiciaires, il faisait bien voir qu’il savait toutes les manigances de MM. les juges ; citait-on des coups de billard extraordinaires, là encore il n’était pas pris au dépourvu ; parlait-on vertus, il en raisonnait avec âme et les larmes aux yeux ; bischow ou vin chaud, il savait pour le faire des recettes admirables ; douanes, il pouvait en revendre aux plus malins pour déjouer les inventions de la contrebande : et il est à observer qu’il savait envelopper le tout d’un certain air de gravité douce qui donnait du poids à sa parole. Il ne parlait point haut, mais très distinctement, sans hâte ni lenteur : c’était, en somme, relativement aux localités, un homme très comme il faut. Tous les fonctionnaires étaient contents de le voir séjourner si volontiers dans leur ville. Le gouverneur s’expliqua fort honorablement sur son compte, en disant : « C’est un homme bien intentionné ; » le procureur le proclama homme entendu ; le colonel de gendarmerie le jugea un savant ; le président de la chambre le qualifia d’honorable et bien élevé ; le maître de police ne cessa de le citer comme un homme des plus agréables ; la femme du maître de police, allant plus loin, faisait de lui le plus aimable et le plus excellent des hommes. Il n’y eut pas jusqu’à Sabakévitch, homme très avare d’éloges, qui, un soir, étant revenu tard la nuit dans son manoir, se coucha en disant à sa femme, qui était fort maigre, qu’ayant passé la soirée chez le gouverneur, et dîné le lendemain chez le maître de police, il avait fait la connaissance du conseiller de collège Paul Ivanovitch Tchitchikof, qui était un homme des plus agréables ! À quoi son épouse, se laissant aller malgré elle à une comparaison mentale, répondit en toussillant et le poussant légèrement du genou. L’opinion était donc très favorable au voyageur, et elle se soutint parfaitement, unanimement dans toute la ville, jusqu’à ce que le bruit d’une particularité, d’un étrange projet qui lui fut attribué, et dont nous allons instruire nos lecteurs, jeta la confusion et l’incertitude dans tous les esprits à son sujet.

Chapitre 2 La famille Manilof

Il y avait déjà plus d’une semaine que le voyageur était dans la ville, allant à toutes les soirées et à tous les dîners, et passant son temps, comme on dit, très agréablement. À la fin, il se décida à étendre le cours de ses visites hors de la ville, en commençant par MM. Manilof et Sabakévitch, à qui il avait engagé sa parole. Peut-être qu’en ceci il fut excité par un autre mobile, par une pensée positive plus importante, plus selon son cœur… Mais c’est ce que le lecteur apprendra peu à peu, à mesure que les faits passeront devant nous, s’il a toutefois la patience de lire cette nouvelle, il est vrai très longue, et qui se développera de plus en plus, et même fort largement en approchant de la fin, laquelle sera, ici comme partout, la couronne de l’œuvre.

Il avait été ordonné au cocher Séliphane d’atteler les chevaux de très grand matin à la britchka. Pétrouchka devait, au contraire rester préposé à la garde de la chambre et de la valise. Il faut que le lecteur fasse connaissance avec ces deux domestiques, serfs de notre héros. Il va sans dire que ce sont des personnages peu marquants, pas même de ceux qu’on appelle de second plan ou même du troisième ; il va sans dire aussi que la marche et les ressorts de notre épopée ne sont pas appuyés sur eux et ne font que les toucher et les accrocher un peu en passant : mais l’auteur aime beaucoup à se montrer fécond en menus détails et, tout Russe qu’il est, il a la prétention d’être ponctuel comme un Allemand. Cela prendra du reste bien peu de temps et d’espace, car nous n’ajouterons presque rien à ce que le lecteur sait déjà de Pétrouchka, c’est-à-dire que Pétrouchka était porteur d’une redingote brune qui avait appartenu à son maître, et qu’il avait, comme en ont les gens de sa profession, gros nez et grosses lèvres. Par caractère, il était plutôt sombre et muet que grand parleur ; il avait même un noble penchant à la civilisation, c’est-à-dire à la lecture des livres ; seulement il ne s’occupait pas du sujet. Et que lui importait s’il s’agissait des amours d’un héros, ou d’un A, B, C, ou si c’était un livre de prières ? il lisait tout avec une égale attention ; si on lui eût donné un livre de chimie, il ne l’aurait pas refusé. Ce qui lui plaisait n’était pas ce qu’il lisait, mais la lecture, ou mieux l’acte de la lecture même, admirant que des lettres il sortît éternellement quelques mots dont parfois le diable sait le sens. Il gardait de préférence, dans cette opération, la position couchée et s’établissait dans l’antichambre, et sur son lit, c’est-à-dire sur le matelas qui serait, par cette pression de jour et de nuit, devenu mince comme une galette, s’il ne l’eût pas été d’avance.

Outre sa fureur de lecture, il avait encore deux habitudes, celle de dormir tout habillé, en surtout, et d’exhaler de toute l’économie de sa personne une senteur à lui particulière, qui était son atmosphère inséparable, une atmosphère de renfermé et de chambre à coucher, si bien qu’il suffisait d’arranger son lit même dans une maison non encore habitée, et d’y apporter son manteau et ses habits pour qu’il semblât que, dans cette chambre, on vécût sans air frais depuis dix ans. Tchitchikof, homme très délicat, et même dans certains cas, fort peu endurant, dès qu’il s’était étiré et avait aspiré, le matin, l’air de l’appartement, fronçait le sourcil, secouait la tête et disait : « Que diantre est-ce donc ? tu transpires, drôle. Tu devrais bien aller au bain. » Pétrouchka ne répondait rien et tâchait d’avoir l’air de s’occuper de quelque chose ; il allait, une brosse à la main, près de l’habit du maître suspendu à un clou, ou tout simplement il rangeait les chaises ou le linge. Quant à ce qu’il pensait en ce moment, il se disait peut-être à lui même : « Et toi, tu es aussi gentil garçon ; ne te mets-tu pas tout en nage à répéter quarante fois la même chose ? » Au reste, Dieu sait ce que pense un domestique serf dans le temps où son maître lui fait des remontrances.

Voilà ce qu’on peut dire de Pétrouchka pour cette première fois… Le cocher Séliphane était un tout autre homme…

Mais l’auteur a vraiment conscience d’occuper si longtemps son lecteur de gens plus que subalternes, lui qui sait combien peu volontiers le monde aime à explorer les couches inférieures de la société. L’homme russe, le voici : il a un grand penchant â faire connaissance avec quiconque est au moins d’un grade au-dessus de lui, et la connaissance chancelante d’un prince ou d’un comte lui semble fort préférable aux plus intimes affections entre égaux. L’auteur même a honte de son héros, qui n’est que conseiller de collège[13]. Comme ses inférieurs, les conseillers de cour voudront se lier avec lui ; mais ceux qui ont atteint le titre de général, ceux-ci peut-être jetteront sur le livre un de ces regards méprisants que jette l’homme du haut de son orgueil sur tout ce qui ne rampe pas à ses pieds, ou, qui pis est, ne feront aucune espèce d’attention au livre ni à l’auteur. Tout en restant sous le coup de la possibilité d’un tel affront, il faut retourner à mon héros.