Ayant donné ses ordres dès le soir même, puis étant réveillé de très bonne heure, s’étant levé, s’étant lavé et relavé le corps depuis les pieds jusqu’à la tête avec une éponge mouillée, ce qu’il ne faisait que les dimanches (et ce jour-là était un dimanche), s’étant rasé de si près, que ses joues en furent douces, unies et lustrées comme du satin, ayant mis un habit caneberge à pluie d’or, et une pelisse d’ours noir, il sortit, et, au bas de l’escalier, se fit soutenir tantôt d’un côté, tantôt d’un autre, par le garçon d’auberge, et monta en britchka. L’équipage sortit avec bruit de la porte cochère de l’hôtellerie. Un pope qui passait lui ôta son chapeau ; plusieurs petits garçons, aux souquenilles sales, tendirent la main en disant : « Monsieur, donnez à des orphelins ! » Le cocher, ayant remarqué que l’un d’eux aimait à grimper derrière les équipages et serrait de près la britchka, lui cingla la figure d’un coup de fouet, et la britchka se sentit assez rudement ballottée sur le pavé de la rue. Dans le lointain on voyait avec joie paraître la barrière peinte en noir et en blanc coupée par une raie rouge sang de bœuf, comme toutes les barrières. C’était l’annonce que le cahotement du pavé et les autres désagréments allaient cesser. Et en effet, après quelques dernières secousses des plus rudes, Tchitchikof se sentit à la fin rouler sur la terre molle. La ville avait à peine disparu derrière lui que déjà commencèrent à paraître, des deux côtés de la route, sous tous les aspects possibles, les menus symptômes de l’état inculte et sauvage où étaient laissées les communications ; c’était une double ligne inégale et accidentée de taupinières, de sapinières, de touffes naines, de pins maigres et souffreteux, de pieds calcinés d’anciens troncs que l’incendie avait dévorés, de sauvages bruyères et autres ornements de ce genre. Il arrivait même que des villages s’étendaient alignés en deux parallèles exactes ; ils ressemblaient par leur construction à du vieux bois en bûches superposées, qu’on aurait mises sous une toiture de planches grises, ornée à son rebord de découpures en bois pareilles à ces dessins à jour qu’on fait aux essuie-mains, dans nos campagnes, depuis les temps de Rurick et d’Oleg. Quelques paysans, comme à l’ordinaire, bâillaient empaquetés dans leurs amples touloupes, sur les bancs que formait un bout de madrier posé sur deux piquets devant leur porte cochère. Des femmes à large face et à la gorge bridée par le cordon de la taille prise au niveau des aisselles, regardaient des fenêtres du haut, tandis qu’un veau regardait encore plus naïvement par la lucarne du bas et qu’un pourceau avançait son groin entre les barreaux de la palissade. En un mot, c’était un paysage excessivement connu. Après avoir franchi quelques kilomètres d’une si agréable contrée, Tchitchikof se rappela que, d’après l’indication même de Manilof, là devait être son village. Mais il vit filer le seizième poteau, et toujours point de village. S’il n’avait pas rencontré deux paysans sur la route, il lui aurait fallu en faire son deuil et regagner la ville. À la question : « Où est le village Zamanilovka ? » les paysans ôtèrent leur chapeau, et l’un d’eux (indubitablement le plus sage, il portait une barbe en coin à fendre le bois), répondit : « Manilovka peut-être, et non Zamanilovka. – Oui, oui bien, Manilovka ! – Manilovka ! Ah ! ainsi, tu feras encore une verste, et alors t’y voici ; c’est-à-dire de ce côté, à ta droite. – À droite ? dit le cocher. – À droite, répondit le paysan, oui, c’est la route pour Manilovka. Quant à Zamanilovka, il n’y en a pas trace dans le pays. On nomme l’endroit ainsi, c’est à dire, son nom est Manilovka ; mais Zamanilovka, non, il n’y en a pas du tout. Va tout droit, tu verras sur la montagne une maison de pierre, et à deux étages, la maison du maître, c’est-à-dire, dans laquelle est le seigneur. Tu seras devant Manilovka, mais sois sûr que, pour Zamanilovka, il n’y en a pas du tout de ce nom, et il n’y en a jamais eu. » Notre britchka se lança à la quête de Manilovka. Ils firent d’un trait deux kilomètres ; ayant alors remarqué un petit chemin à ornières, ils le prirent : puis ils le longèrent bien l’espace de trois ou quatre kilomètres, mais toujours sans apercevoir la moindre apparence de maison en pierre. Tchitchikof, à cette occasion, se souvint que quand en Russie un ami, un campagnard vous prie de venir le voir chez lui à quinze verstes, il faut au moins doubler ce nombre pour se faire une idée approximative de la vraie distance. La terre de Manilovka n’avait rien dans son site qui pût intéresser. La maison seigneuriale était perchée sans encadrement, seule, sur un monticule ou plutôt sur un simple tertre, exposée à tous les souffles de la rose des vents ; le versant qu’elle dominait était comme une sorte d’ample boulingrin frais fauché ; le maître y avait fait planter deux ou trois clumbs à l’anglaise, composés de lilas, de seringas, et d’acacias à fleurs jaunes. Quelques bouleaux atrophiés formant un massif assez laid élevaient, à dix pieds au-dessus du sol, leurs cimes incapables de donner de l’ombrage, ce qui ne l’avait pas empêché de se construire, sous deux de ces arbres vieillots et poitrinaires, une tonnelle à toit plat : elle consistait en six supports révolus de lattes croisées, peintes en vert et avec cette inscription au-dessus de l’entrée formée par deux colonnettes : « Temple de la méditation solitaire. » À vingt pas de ce temple soi-disant, était une mare, supposons un étang, couverte de végétations épaisses, qui jouaient le tapis de billard, et telles enfin qu’on en voit d’ordinaire dans les jardins anglais de presque tous nos campagnards russes. Au pied du versant et en partie sur le versant même, de noires petites chaumières faisaient tache çà et là, et notre héros, on ne sait pourquoi, se mit à les compter, et il en compta plus de deux cents. Nulle part il n’y avait entre elles ni arbres, ni buissons, ni verdure quelconque ; on ne voyait que des rondins brunis et déprimés par le temps.