Deux commères seules animaient le paysage ; elles avaient relevé pittoresquement leurs habits, et, s’en étant fait une ceinture bien assujettie sur les hanches, elles entrèrent bravement jusqu’aux genoux dans l’eau dormante de l’étang, d’où elles tirèrent par deux balises de bois un méchant filet à compartiments, où se trouvaient pris deux écrevisses et un imprudent gardon ; ces femmes semblaient être en querelle et se faire l’une à l’autre des gronderies énergiques. Plus loin, à gauche, brunissait, bleuâtre et peu agréable à l’œil, un triste bois de pins. Le temps était lui-même très propre à rendre tout site maussade et fatigant ; le jour n’était ni clair, ni sombre, mais d’un certain gris indéterminé rappelant la teinte générale de l’uniforme des soldats de garnison. Pour compléter le tableau, il y avait là un coq qui témoignait du variable aussi bien qu’eût pu faire un baromètre ; il avait eu l’envergure du bec fendue jusqu’au cerveau par l’effet de fureurs rivales dont la cause est fort connue ; il n’en brillait que plus fort et se battait les flancs de ses ailes ébouriffées et pantelantes, qui ressemblaient à de vieux débris de nattes de til[14] traînés sur les chemins. En entrant dans la cour, Tchitchikof aperçut, sur le seuil de l’auvent, le maître lui-même, qui était là en surtout de chalis fond vert, tenant sa main gauche au front en guise de garde-vue, comme pour voir mieux l’équipage qui arrivait à lui. À mesure que la britchka avançait vers l’auvent, les yeux du seigneur s’éclaircissaient, et un sourire allait s’épanouissant de plus en plus sur son visage. « Paul Ivanovitch ! s’écria-t-il enfin, au moment où Tchitchikof sortait de la britchka. À la fin, vous vous êtes souvenu de nous. » Les deux amis s’embrassèrent fortement, et Manilof emmena sa visite dans l’appartement. Malgré le peu de temps qu’ils mettront à traverser l’avancée, l’antichambre, la salle à manger, voyons si nous parviendrons à dire quelque chose du maître de la maison. Mais ici l’auteur doit reconnaître que l’entreprise n’est pas sans difficulté. Il est beaucoup plus facile de représenter des caractères aux grands traits, car alors tout bonnement, on jette la couleur à pleines mains : des yeux noirs pleins de feu, de longs sourcils pendants, un front sillonné de rides profondes, un manteau noir ou braise ardente jeté sur l’épaule… et le portrait est fait. Mais tous ces messieurs si semblables entre eux, tels qu’on en voit chez nous par douzaines, et qui, à les regarder quelque temps, offrent de petites particularités à peine saisissables, ces messieurs sont vraiment tout ce qu’il y a de plus ingrat pour le pauvre artiste condamné à les peindre. Ici on avouera qu’il faut porter la plus grande intensité d’attention, pour faire ressortir devant soi des traits sans relief et presque frustes, et en général il faut, avec de tels originaux, plonger là un regard bien exercé, bien scrutateur, pour trouver quelque chose qui ait ombre de physionomie. Dieu seul peut-être sait quel était le caractère de Manilof. Il y a une sorte d’hommes qu’on nomme des ni ci ni ça, à la ville Bogdane, au village Séliphane, comme dit le proverbe ; c’est peut-être dans cette classe qu’il faut ranger Manilof. Au premier coup d’œil c’est un homme de bonne mine ; les traits de son visage ont de l’agrément, mais dans cet agrément il semblait qu’il eût été mis trop de sucre ; dans ses manières et dans le tour de sa phraséologie coutumière, on sentait le parti pris de faire des connaissances et de passer pour un homme charmant. Son sourire était, voulait être engageant ; sa chevelure était blonde et ses yeux bleu de faïence. Dans la première minute de sa conversation on ne pouvait s’empêcher de dire : « Quel homme agréable et bon ! » Dans la minute suivante on ne disait rien du tout, et, à la troisième on pensait : « Que diable est-ce que cet homme ? » et on s’en allait plus loin ; si on ne s’en allait pas, on éprouvait un ennui mortel. On ne pouvait attendre de lui aucun mot vif ni même aucun de ces mots supportables qu’on entend de quiconque est mis sur un sujet qui lui tient tant soit peu au cœur. Chacun a sa manie spéciale : chez l’un c’est la manie des chiens couchants ; chez un autre, c’est la manie de la musique, et il se croit unique pour sentir la profondeur de certains chefs-d’œuvre de l’art ; un troisième est passé maître en bonne chère ; un quatrième est incomparable quand il joue un rôle de trois pouces plus haut que n’est sa taille naturelle, et il est toujours en scène ; un cinquième a des goûts moins ambitieux, il dort, ou bien, à la promenade, il grille visiblement du désir de se montrer attelé en bricole à quelque aide de camp général de passage, afin d’être bien remarqué dans toute cette gloire par ses connaissances et par les gens de la localité ; un sixième est gratifié d’une main qui sent une envie irrésistible de plier par un coin un as ou un deux de carreau[15], tandis que la main du septième se glisse d’instinct vers sa bourse, et, pour être sûr d’avoir des relais, a soin d’arriver plus près de la personne de M. le maître de poste ou même des postillons ; en un mot chacun a son tic, mais Manilof n’offre rien de saillant à l’observateur. À la maison, il parle peu, et, la plupart du temps, il réfléchit, il pense ; ce qu’il pense, c’est un mystère, non pas entre Dieu et lui, mais un mystère, je crois, pour lui-même. On ne peut pas dire qu’il ait jamais médité quelque système de grande culture, car il n’allait jamais voir ses champs et, chez lui, l’économie rurale était visiblement abandonnée au hasard. Quand son régisseur lui disait : « Monsieur, il faudrait bien faire telle ou telle chose. – Hum, ce ne serait pas mal, » répondait-il en retirant sa pipe de ses lèvres, et livrant à l’atmosphère un trésor de blanche fumée, habitude prise jadis à l’armée, où il avait laissé la réputation d’un officier très doux, très délicat et très bien élevé, mais d’un vrai bourreau de tabac turc. « Oui, oui, ce ne serait pas mal ; ce ne serait pas mal, hum ! » Quand un de ses paysans venait le trouver et lui disait en se grattant la nuque : « Maître, permets que j’aille chercher de l’ouvrage afin que je gagne de quoi payer ma redevance. – Bon, va, » lui répondait-il tout en fumant sa pipe ; et il ne lui venait pas même à l’esprit que cet homme allait se livrer, loin de ses yeux, à ses habitudes invétérées d’ivrognerie. Quelquefois, du haut de son perron, jetant un regard long et fixe sur sa cour, sur la route, et plus loin sur l’étang, il rêvassait à un passage souterrain qui, de la maison, s’étendrait sur tout cet espace, puis il quittait cette idée et passait à celle d’un grand pont en pierre jeté sur l’étang ; sur ce pont seraient à droite et à gauche des bancs où les marchands forains viendraient étaler et débiter les diverses marchandises communes nécessaires aux villageois. Toutes les fois qu’il se représentait ce champ de foire, ses yeux s’humectaient d’attendrissement et sa figure s’animait d’un air de grande satisfaction. Ces embryons d’idées, qu’il donnait volontiers pour des projets à peu près arrêtés, restaient à l’état de songes vagues, mais persistant comme l’idée fixe de celui qui n’a plus d’idées. Il y avait dans son cabinet, sur le bureau, un livre qu’on y a toujours vu et toujours avec un signet à la page 15. Il le lisait constamment depuis plusieurs années, sans avoir pu sortir de ces quatorze premières pages.